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L’affaire du paratonnerre : le plaidoyer de M. de Robespierre.

L’affaire Vissery de Bois Valé

lundi 14 novembre 2016

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PLAIDOYERS [1]

Pour le Sieur de Vissery de Bois-Valé,

Appellant d’un Jugement des Échevins de Saint-Omer, qui avait ordonné la destruction d’un Par-à-Tonnerre élevé sur sa maison. [2]

L’usage appuyé sur le tems
Et les préjugés indociles
Ne se retirent qu’à pas lents
Devant les vérités utiles.
 
Lemierre.

Les Arts et les Sciences sont le plus riche présent que le Ciel ait fait aux hommes ; par quelle fatalité ont-ils donc trouvé tant d’obstacles pour s’établir sur la terre ? Pourquoi faut-il que nous ne puissions payer aux grands Hommes qui les ont inventés ou conduits vers la perfection, le juste tribut de reconnaissance et d’admiration que leur doit l’humanité entière, sans être forcés de gémir en même tems sur ces honteuses persécutions, qui ont rendu leurs sublimes découvertes aussi fatales à leur repos, qu’elles étoient utiles au bonheur de la société ? Malheur à quiconque ose éclairer ses concitoyens ! l’ignorance, les préjugés et les passions ont formé une ligue redoutable contre les hommes de génie, pour punir les services qu’ils rendront à leurs semblables.

Galilée ose dire que la terre tourne autour du soleil ; l’envie et le fanatisme ont crié, de concert, au blasphème, à l’impiété, à l’hérésie ; le philosophe est dénoncé au tribunal de l’inquisition : un Arrêt solennel le déclare coupable d’hérésie, et décide que quiconque ne croit point au système de Ptolomée, ne croit point en Dieu. Descartes, ramène en Europe la raison si long-tems exilée par la philosophie d’Aristote ; on l’accuse d’athéisme et ce grand homme, contraint de fuir sa patrie, ne put obtenir l’avantage de mourir dans un pays qui s’enorgueillit aujourd’hui de l’avoir vu naître.

Avec quel zèle infatigable, les Corps consacrés à l’étude de la Médecine, ne se sont-ils pas opposés aux progrès de cette science intéressante ? Si quelque main hardie a voulu la tirer du cahos où elle était plongée, n’a-t-on pas vu l’ignorance et l’envie frémir à l’aspect du flambeau qu’elle portoit dans les ténèbres qui leur servoient d’asiles et prolonger, par de coupables efforts, les misères de l’humanité en repoussant les remèdes destinés à les soulager ? Le grand Harvey découvre la circulation du sang ; l’allarme se répand dans toutes les facultés de Médecine de l’Univers ; celle de Paris dénonce le nouveau système au premier tribunal du royaume, et un arrêt ordonne au sang de rester immobile, et condamne la nature à conformer désormais sa marche aux usages antiques de la Faculté. Parlerai-je des jugemens qui ont proscrit le quinquina et l’antimoine, remèdes bienfaisans, qui depuis ont sauvé les jours et des Docteurs qui les ont calomniés et des Magistrats qui les ont condamnés ? Rappellerai-je ceux qui ont dépouillé les minéraux, dont la Médecine commençoient à s’emparer, des propriétés que la nature leur a données pour soulager les maux du genre humain ? Dirai-je enfin que les hommes illustres à qui nous devons les plus importantes découvertes en ce genre, furent presque tous forcés de signer qu’ils ne guériroient plus leurs semblables avec les remèdes qu’ils avoient inventés, ou de se dérober par l’exil à la persécution qui s’acharnoit contr’eux dans leur patrie ?

Mais sans pousser plus loin le récit de ces étranges événemens, rendons grâces plutôt au progrès des lumières, qui a mis fin au délire honteux qui les a produits. Nous rougissons aujourd’hui de ces ridicules excès ; nous les croyons à peine sur la foi de l’Histoire.

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Il est désormais permis au génie de déployer librement toute son activité, et les sciences peuvent marcher d’un pas rapide vers la perfection. C’est à ce caractère de raison, qui distingue notre siècle, que l’idée la plus hardie peut-être et la plus étonnante que l’esprit humain ait jamais conçue, doit l’empressement universel avec lequel elle fut accueillie.

Un Homme a paru de nos jours, qui a osé former le projet d’armer les hommes contre le feu du Ciel ; il a dit à la foudre : vous irez jusques-là, et alors, vous éloignant de ces demeures paisibles des citoyens et de ces superbes édifices qui semblent être les principaux objets de votre courroux, vous suivrez cette route, et dans ce souterrain, creusé pour vous recevoir, vous irez, sans dommage, et sans bruit, épuiser votre funeste activité ; la foudre obéissante a reconnu ses loix ; perdant aussitôt cette aveugle et irrésistible impétuosité qui frappe, brise, renverse, écrase tout ce qui s’offre à son passage, elle a appris à discerner les objets qu’elle devait épargner, et s’écartant à leur aspect, elle a craint d’attenter à nos vies et de toucher à nos aziles. Quel beau prétexte de crier au sortilège, si cette découverte eut été faite un siècle auparavant ? Quels ressorts l’envie, secondée par les préjugés, n’eut-elle pas fait mouvoir pour l’anéantir et pour la ravir au genre humain ? Dans notre siècle elle n’a pas même osé élever la voix contre l’expérience et la théorie, qui en attestoient la certitude. Tout le monde sçavant l’a adoptée avec transport ; toutes les nations éclairées se sont empressées de jouir des avantages qu’elle leur offroit ; aucune réclamation n’a troublé ce concert universel de louanges, qui, d’un bout du monde à l’autre, élevoit jusques aux Cieux la gloire de son auteur. Je me trompe, Messieurs... il y a eu une réclamation... Dans ce siècle, au sein des lumières qui nous environnent, au milieu des hommages que la reconnaissance de la Société prodiguoit au Philosophe à qui elle doit cette sublime invention, on a décidé qu’elle étoit pernicieuse au genre humain. Il est une ville dans le monde ou des citoyens ont dénoncé à leurs Magistrats les par-à-tonnerres, comme des machines funestes à la sûreté publique ; les Magistrats, effrayés, se sont hâtés de les proscrire ; la police s’est mise sous les armes pour les exterminer ; le peuple s’est ému à la vue de tout l’appareil de l’autorité publique déployé pour les bannir de l’enceinte de la ville….Vous vous demandez à vous-mêmes, Messieurs, quel pays a pu être le théâtre de cette scène incroyable ; vous la placez dans quelqu’une de ces contrées lointaines où le flambeau des Arts n’a jamais lui, où le nom des sciences n’est pas même connu...... Non, Messieurs, c’est au centre de l’Europe que sont arrivés les faits qui vous étonnent ; c’est au milieu de la nation la plus éclairée de celte partie du monde, c’est dans une province très voisine de la capitale de cette nation, c’est, (car il faut faire enfin ce pénible aveu), c’est dans la province même que nous habitons. Il est tems de vous faire connoître les particularités de ce bizarre événement.

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Faits.

La nature et l’éducation avoit inspiré au Sieur de Vissery de Bois-Valé un goût décidé pour l’étude des sciences ; une fortune considérable lui donnoit les moyens de le satisfaire.

Cette admirable propriété des corps dont notre siècle a eu la gloire de découvrir les prodigieux effets, l’Électricité attiroit principalement son attention. Cette partie de la Physique, par la beauté des phénomènes qu’elle présente et sur-tout par les importuns services qu’elle a rendus à l’humanité dès son berceau, étoit bien faite pour exciter l’enthousiasme d’un amateur des sciences. Le Sieur de Vissery goûtoit la satisfaction de voir croître tous les jours les succès et la gloire de celle qui faisoit ses délices. Chaque Papier public lui annonçoit quelque nouveau miracle de l’Électricité ; il voyoit sur-tout avec plaisir l’usage des Par-à-tonnerres justifié par l’expérience et répandu dans toutes les parties de l’Europe. Il conçut lui-même le dessein d’armer sa maison de ce préservatif salutaire. Comme savant, il se faisoit une jouissance de voir sa demeure devenir un monument du pouvoir et de l’utilité des sciences qu’il aimoit ; comme citoyen, il s’applaudissoit de donner à ses compatriotes un exemple qui pouvoit les inviter à se rendre propre un des plus beaux présens qu’elles aient fait à la société. Au mois de mai 1780, cette idée fut exécutée, et un conducteur électrique parut sur la cheminée la plus élevée de sa maison.

Depuis près d’un mois cette machine étoit en spectacle aux habitans de Saint-Omer. Les hommes instruits la voyoient avec plaisir, et rendoient grâces au citoyen qui l’avoit érigée ; les autres la contemploient avec surprise ; ils demandoient ce que c’étoit, on leur répondoit que c’étoit un par-à-tonnerre, et plusieurs n’en étoient pas plus instruits. Au reste, toute la Ville la voyoit sans allarmes ; elle n’étoit alors qu’un objet indifférent de la curiosité publique.

Cependant, une conjuration redoutable se forma bientôt contre elle. Ce trait me rappelle, qu’au tems de Boileau, une machine d’un autre genre excita, dans le sein d’un Chapitre, des troubles non moins sérieux et des orages non moins violens. C’est ainsi, que dans les différens tems les mêmes événemens se reproduisent avec des circonstances différentes. Quoi qu’il en soit, une Dame de Saint-Omer, que je ne nommerai pas, parce que je puis m’en dispenser, se souvenant encore que le Sieur de Bois-Valé avoit soutenu contre elle plusieurs procès pour un mur mitoyen, conçut le grand dessein de renverser cette machine qui dominait sur la cheminée de sa maison. Elle ne se propose rien moins, que de liguer contr’elle tout le voisinage, et d’armer le bras même de la Justice pour l’anéantir.

Pour exécuter ce plan hardi, elle fait d’abord fabriquer une requête, chef-d’oœuvre de bon sens, de raisonnement et d’érudition, dans laquelle on expose que le Sieur de Vissery a fait élever sur sa cheminée une machine pour attirer le tonnerre sur sa maison et faire tomber le feu du Ciel sur tout son voisinage ; on décide que l’invention des par-à-tonnerres, est pernicieuse, et l’on prouve cette assertion par la mort tragique du célèbre Bernouilli, qui mourut de maladie. Armé de cette pièce la Dame vole chez ses voisins, leur enseigne la nouvelle doctrine sur les par-à-tonnerres, leur raconte l’aventure de Bernouilli, leur montre le feu du Ciel prêt à tomber sur leurs maisons et leur présente la requête à signer ; la vivacité de son éloquence n’entraîna pas tous les esprits. Plusieurs refusèrent la gloire de s’associer à son entreprise. Cinq ou six seulement, plus complaisans ou plus timides, signèrent la requête. Décoré de ces noms dignes d’être transmis à la postérité la plus reculée, le noble écrit fut présenté aux Officiers Municipaux de Saint-Omer. Il eut un succès prodigieux. La requête des habitants de la rue Marché aux herbes (c’est le titre pompeux que prennent dans cet acte les cinq ou six voisins dont je parle) décida du sort des par-à-tonnerres. Les Échevins prononcèrent aussitôt leur ruine ; ils enjoignirent au Sieur de Vissery de détruire le sien, et comme la république étoit menacée d’un danger éminent, il fut condamné à le faire disparaître dans les vingt quatre heures ; ce tems écoulé, le Petit-Bailli devoit fondre lui-même sur la fatale machine, et délivrer la ville de ce formidable ennemi.

Le Sieur de Vissery ignoroit le péril auquel son par-à-tonnerre étoit exposé, lorsque la Sentence des Échevins lui fut signifiée à la requête du Petit-Bailli. Il ne seront pas facile de peindre sa surprise dans ce moment. Il eut besoin de relire ce jugement à plusieurs reprises, avant d’en croire ses yeux. Enfin, quand il put se fier à leur témoignage, il ne douta pas au moins que la plus faible réclamation ne suffit pour l’anéantir ; si la Physique avoit trouvé des moyens de garantir les hommes des foudres du Ciel, la raison ne seroit pas impuissante pour conjurer celles qui partoient de l’Hôtel-de-Ville de Saint-Omer ; il n’avoit qu’à la faire parler, et les Échevins s’empresseroient de désavouer eux-mêmes, à la face du Public, une décision surprise à leurs lumières dans l’ombre du secret, et de renverser de leurs propres mains ce monument ridicule que l’erreur d’un moment avoit élevé. Plein de ces idées, le Sieur de Vissery se pourvut, par la voie de l’opposition, contre le Jugement dont il est question ; il demanda qu’il fût déclaré nul, ou qu’en tout cas le Petit-Bailli ou tous autres qui avoient signé la requête sur laquelle il étoit intervenu, fussent déboutés de leurs demandes et condamnés au dépens. Il joignit à sa requête un mémoire destiné à présenter aux Juges la vérité dans tout son jour, et fait pour dissiper tous leurs préjugés contre les par-à-tonnerres.

Les Échevins ordonnèrent que la requête fut communiquée au Procureur du Roi Syndic, et marquèrent pour l’audience le 21 juin.

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Au jour indiqué, toute la Ville y accourut en foule. Jamais empressement n’eut un plus juste motif, et la curiosité publique devoit saisir ce moment : c’étoit le premier spectacle de ce genre, que ce siècle présentoit ; c’étoit le dernier qu’il devoit offrir. Ce fut alors qu’on vit la frayeur et les préjugés venir combattre dans la salle de l’Hôtel-de-Ville, comme en champ clos, contre le sçavoir et la raison, opposer tous les argumens puérils qu’ils peuvent enfanter, à des faits démontrés par l’expérience, à des observations qui sont le fruit des veilles des Sçavans les plus distingués, et que le suffrage de l’Europe entière a consacrées. Cette lutte bizarre étoit enfin terminée : les citoyens, en suspens, attendoient la décision de leurs Magistrats... L’arrêt fatal se fit entendre : une des plus belles découvertes de ce siècle fut proscrite une seconde fois avec une solemnité, qui manquoit au premier Jugement ; les par-à-tonnerres furent déclarés perturbateurs du repos des citoyens et funestes à la sûreté publique ; celui du Sieur de Vissery, condamné, comme tel, à être arraché ignominieusement de la cheminée sur laquelle il dominait. Il fut enjoint au Sieur de Vissery de le renverser, non plus dans vingt quatre heures, mais à la représentation du Jugement ; sinon, permis au Petit-Bailli de lui courir sus, et d’assurer sa ruine [3].

Ce Jugement jeta l’allarme parmi le peuple. Jusques-là, il avoit vu, d’un œil tranquille, Je par-à-tonnerre du Sieur de Vissery : Mais quand il vit ses Magistrats rendre deux Sentences, pour le condamner, annoncer par des signes publics et éclatans, la terreur qu’il leur inspiroit, déclarer aux citoyens assemblés, que la sûreté publique exigeoit qu’il ne s’écoulât pas un seul instant entre leur jugement et sa destruction ; alors il ne le regarda plus que comme une machine meurtrière, dont il devoit lui-même précipiter la chute : les Échevins de Saint-Omer, n’avoient confié qu’au Petit-Bailli, le soin de veiller à l’exécution de leur Sentence ; une partie de la populace s’en chargea.

Déjà une foule considérable étoit accourue et s’étoit attroupée devant la porte du Sieur de Vissery : sa maison ressembloit assez bien à une place assiégée ; les regards irrités que cette populace lançoit vers le faîte de la maison annonçoit quel étoit l’ennemi contre lequel elle s’étoit confédérée ; déjà une compagnie s’étoit formée, pour arquebuser le par-à-tonnerre ; quelques-uns cherchoient des pierres pour briser les vitres ; d’autres ouvroient l’avis de mettre le feu à la maison. Au milieu du tumulte, les parens de Sieur de Vissery accourent, et lui apportent la nouvelle que le Petit-Bailli va paraître à la tête d’une Compagnie de Grenadiers pour enfoncer sa porte ; que depuis le Jugement, les conclusions du ministère public ont sollicité contre lui cette nouvelle rigueur. Le Sieur de Vissery sort de sa maison et se rend chez le Commandant de la Place, accompagné d’un Gentil-homme anglois de ses amis. Celui-ci atteste à M. de Charriez, Commandant, que l’usage des par-à-tonnerres est très commun dans sa patrie, surtout à Londres ; que depuis long-tems ces machines y sont en possession paisible de garantir de la foudre les édifices publics et les maisons de ses compatriotes ; le Sieur de Vissery lui-même, tenant à la main la dernière feuille du journal de Physique, lui montre des preuves toutes récentes de leur efficacité. Le Commandant convient de la vérité de ce qu’ils avancent, et cependant, attendu les circonstances, il conseille au Sieur de Vissery de ne pas opposer à la force une résistance inutile, et de démonter provisoirement la lame de l’épée qui formoit la pointe de son par-à-tonnerre, jusqu’à ce qu’il ait fait réformer la sentence des Échevins.

Le Sieur de Vissery céda à ce conseil et à la nécessité ; il fit ôter la pointe de son conducteur le 23 juin, après avoir annoncé juridiquement au Petit-Bailli cette acte de soumission forcée, avec toutes les réserves que la prudence et ses droits pouvoient demander. Avant de faire cette démarche, il avoit interjetté appel en la Cour, du Jugement des Échevins, sur lequel vous avez maintenant à prononcer.

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Moyens.

L’ignorant méprise les sciences ; l’homme frivole ne les regarde gueres que comme des objets d’agrémens ; l’homme qui pense y voit la source du bonheur de l’humanité et de la grandeur des Empires. Si l’agriculture et le commerce s’unissent pour augmenter les richesses des nations ; si elles couvrent les mers de leurs flottes ; si des armées invincibles portent au loin la terreur et la gloire de leur nom, tandis que la paix, l’abondance et les plaisirs règnent au sein de leurs florissantes Cités, c’est aux sciences qu’elles doivent tous ces bienfaits. Voulez-vous connoître toute la différence qu’elles mettent entr’un peuple et un peuple ? Voulez-vous embrasser d’un coup d’œil, toute l’étendue de leur influence ? Je vais la peindre d’un seul trait : Quelques avanturiers ont franchi la barrière formidable que l’océan élevoit entre deux mondes, du fond de l’Europe ils se sont élancés, comme la foudre, dans un autre Univers ; ils se sont montrés aux nations innombrables qui l’habitoient : toutes ont fui devant eux comme de timides troupeaux, et un nouveau monde a reconnu leurs loix. Les Amériquains et leurs vainqueurs étoient-ils donc des êtres de la même nature ? La nature les avoit faits égaux ; mais les arts et les sciences avoient effacé tous les traits de leur ressemblance primitive. Par eux, l’Européen éclairé étoit devenu un Dieu pour le sauvage habitant de l’Amérique ; j’en atteste ces peuples mêmes, qui ne donnoient pas d’autre nom, à leurs conquérans. Se trompoient-ils beaucoup ? Le tonnerre n’étoit-il pas dans les mains de ces guerriers terribles ? Leur arrivée même dans ces régions inconnues n’étoit-elle pas un prodige fait pour justifier cette idée ?

Et, soit qu’ils fussent descendus du Ciel, suivant l’opinion des habitans de ces sauvages contrées, soit qu’ils se fussent ouvert un chemin jusqu’à eux, à travers l’immensité des mers, bravant la fureur des flots, commandant à la tempête, subjuguant un élément redoutable, l’un et l’autre miracle n’étoit-il pas au dessus des forces humaines ? Et comment des hommes stupides, qui, aux citadelles flottantes qui les avoient apportés, ne pouvoient opposer que des troncs d’arbres creusés, à force de tems et de travaux, avec des outils de pierre, qui, aux foudres partis des mains de leurs vainqueurs, ne pouvoient répondre que par des os de poissons, ridiculement façonnés en forme de flèches, comment, dis-je de tels hommes auroient-ils pu les regarder comme des êtres semblables à eux ?

Tous les peuples ont reconnu ces rapports infinis des arts et des sciences avec la force et la prospérité des États. De là cet empressement universel avec lequel les Politiques dirigent depuis si long-temps leurs vues et leurs efforts vers ce grand objet. Toutes les nations de l’Europe appellent les sciences de toutes parts ; tous les souverains se disputent la gloire de les encourager. Un Sçavant distingué est devenu pour eux une conquête importante ; par tout ils ont montré au génie l’honneur et la fortune s’unissant pour animer ses efforts ; leur zèle a fondé ces sociétés sçavantes, dont le noble emploi est d’éclairer leurs concitoyens, et d’étendre, par de nouvelles découvertes, les ressources et la gloire de leur patrie. Quel magnifique spectacle n’ont pas offert à notre siècle les Monarques d’un vaste empire luttans avec une ardeur incroyable contre l’ignorance et la barbarie enracinés dans leurs États, déployant tout leur pouvoir, prodiguant tous leurs trésors, pour y faire régner les sciences... Leur confiance et leur génie ont triomphé. Leur nation, ensevelie dans ses immenses déserts, étoit à peine connue aux autres peuples de l’Europe ; la Lumière qui les éclairoit a pénétré chez elles ; elle est sortie du néant, et l’Univers s’est étonné de la voir tout-à-coup prendre place parmi ses plus redoutables puissances.

N’avons-nous pas encore vu, dans les dernières années, le Souverain d’un autre pays ou l’ignorance paroît être à la fois un précepte religieux et une loi fondamentale de l’État, oser faire une faible, mais hardie tentative, pour préparer aux sciences l’entrée de son Empire, et gémir des obstacles invincibles qui l’empêchoient d’effrayer en leur faveur des efforts plus décisifs ?

Quand leur puissance bienfaisante règle la destinée des nations, quand tous les Princes de l’Univers s’efforcent de les fixer dans leurs États, et semblent briguer leurs bienfaits avec une rivalité jalouse, quand les peuples s’empressent de les cultiver et de les conduire à la perfection, de quel œil les Magistrats doivent-ils les regarder ? Un de leurs premiers devoirs, sans doute, est de les protéger et de favoriser leurs progrès, d’exciter l’émulation des sujets, et de seconder les vues sages et utiles des gouvernemens. L’autorité qui leur est confiée n’est point destinée à devenir la terreur et le fléau des sciences ; ils ne doivent pas l’appesantir indistinctement sur le citoyen dangereux et sur le sçavant utile à son pays, frapper, sans discernement, sur les délits qui troublent l’ordre de la société, et sur les nouvelles découvertes qui contribuent à sa splendeur et à sa postérité.

Tels sont du moins les principes des vrais Magistrats ; tels sont, Messieurs, ceux qui règlent, dans vos mains, l’exercice du pouvoir dont vous êtes dépositaires. Cette affaire vous fournit l’occasion la plus éclatante de signaler votre zèle pour les maintenir. Une des plus importantes découvertes dont nous soyons redevables aux sciences, alloit enfin pénétrer dans cette province : les premiers Juges ne l’ont pas voulu souffrir ; ils lui ont déclaré une guerre ouverte ; ils lui ont défendu de se montrer dans l’étendue de leur ressort. Je viens réclamer votre autorité en sa faveur ; je viens plaider sa cause devant vous. Qui l’auroit pu croire, qu’au période où nous sommes, on serait obligé de prouver que l’usage des par-à-tonnerres n’est point une invention pernicieuse ? mais un tribunal vient de les condamner : je dois entreprendre leur apologie, et déployer sous vos yeux tous les titres qui leur donnent un droit incontestable à votre protection.

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Les principes les plus simples de la Physique, l’expérience la plus constante, le suffrage des sçavants, l’autorité des nations, voilà en deux mots, les preuves que je vais opposer à la décision des premiers Juges.

Ne craignez pas, Messieurs, que je m’engage dans la discussion infinie sur la théorie d’une science étrangère au Barreau (s’il en étoit quelqu’une toutefois qui lui fut absolument étrangère) ; mais je ne puis me dispenser de vous exposer quelques principes, regardés par tous les Physiciens comme des axiomes indubitables. Je m’arrêterai sur-tout aux faits et à l’expérience, genre de démonstration qui bannit tous les doutes et exclud tous ces argumens subtils par lesquels une vaine métaphysique s’efforce, dans toutes les matières, de répandre des nuages sur l’évidence même. C’est une vérité constante en Physique, que tous les corps contiennent un fluide, connu sous le nom de fluide électrique. Cette portion d’électricité que renferme un corps dans son état naturel, lorsqu’elle n’est augmentée ni diminuée par aucune cause particulière, se nomme, dans le langage des Physiciens, sa quantité naturelle d’électricité. Vient-elle à s’accroître ; le corps est dit être électrisé positivement ou positif. Diminue-t-elle ; il est électrisé négativement ou négatif.

Les Anciens n’avoient qu’une connaissance très imparfaite de l’électricité. Dans le dernier siècle cette partie de la Physique lit des progrès importans ; Mais c’est au nôtre qu’appartient l’honneur des plus grandes découvertes qui aient été faites en ce genre. Gray, au commencement du siècle, avoit soupçonné l’identité de la matière électrique avec le tonnerre : bientôt un grand nombre de sçavans, de toutes les nations, approfondit cette vérité, qu’il n’avoit fait qu’apercevoir. L’expérience la porta jusqu’à la démonstration ; la matière fulminante et la matière électrique présentèrent par-tout les mêmes phénomènes ; tout le monde sçavant reconnut que la foudre n’étoit autre chose que les explosions de ce fluide électrique, répandu dans toute la nature, mais accumulé dans les nuages en plus grande abondance que dans les autres corps.

Les Physiciens regardent encore comme un principe incontestable, que le fluide électrique, semblable aux fluides aqueux, tend, par une propension naturelle, vers l’équilibre. Tant que cet équilibre entre les nuages, l’air et la terre, n’est point troublé, la paix règne dans l’atmosphère ; mais si une cause quelconque vient à le rompre, alors naissent les orages, les éclairs, les tonnerres. Par exemple, la portion naturelle d’électricité renfermée dans un nuage s’est-elle augmentée, ou (en d’autres termes), ce nuage est-il électrisé positivement : si dans ce moment il en rencontre un autre qui ne contienne que sa quantité naturelle de matière électrique, ou qui en contienne une portion moins considérable que la sienne, alors la portion surabondante dont le premier est chargé, par sa tendance à l’équilibre, cherche à se répandre sur le second ; mais ce fluide actif, rapide, impétueux, en s’élançant, du corps qui le renfermoit, sur le corps voisin, produit souvent une explosion violente ; voilà l’éclair, la foudre, le tonnerre. Le second nuage, surchargé à son tour d’une nouvelle dose d’électricité, s’efforce, par la même raison, de l’épancher sur les objets qui l’environnent ; elle s’échappe de son sein ; c’est la foudre qui part une seconde fois : la matière dont elle est formée continue son mouvement, et le même phénomène se renouvelle, jusqu’au moment où l’équilibre est rétabli. Trouve-t-elle sur sa route des substances qui par leur nature sont propres à la recevoir et à lui donner une issue ? elle les pénètre sans efforts, elle s’y répand sans dommage et sans éclat. Mais si elle rencontre des corps dépourvus de cette propriété et qui lui opposent de la résistance, elle les déchire, les brise, les écrase, les consume : malheur à nos maisons, à nos édifices, s’ils se présentent à sa fureur, avant qu’elle ait retrouvé cet équilibre, vers lequel elle est entraînée par une force irrésistible.

Mais la Physique a trouvé le moyen de les préserver de ses ravages. L’immortel Franklin conçut le premier cette idée sublime. L’expérience avoit démontré que la matière électrique se porte vers les métaux et vers les fluides aqueux, préférablement à tous les autres corps, et les traverse avec une extrême facilité : c’est sur cette observation qu’il fonda son système. Quand le trait fulminant, a dit ce Physicien, échappé du nuage, s’approchant de nos habitations, s’apprêtera à les frapper ; qu’elles lui présentent une barre de métal ; alors, au lieu de se précipiter sur la tuile ou sur l’ardoise qui les couvre, il cherchera nécessairement la barre métallique, et s’écoulera par ce nouveau canal : qu’elle soit prolongée jusqu’en terre, et que son extrémité inférieure aboutisse à une masse d’eau, il continuera sa route, et, par conséquence infaillible de sa prédilection pour cet élément, il ira s’y précipiter, et ensevelir cette redoutable énergie, qui auroit produit les plus affreux désastres. Fésons plus, a dit encore ce Philosophe, n’attendons pas que la foudre éclate sur nos têtes : éteignons-la dans sa naissance même, diminuons ces amas de fluide électrique qui s’accumulent dans le sein de la nue, avant qu’elle l’ait enfanté. Non contens de mettre nos maisons à l’abri de ses coups, quand elle passe dans leur voisinage, délivrons la nature entière de sa violence en affaiblissant le foyer dans lequel elle va se former : ces grands effets dépendent d’une opération infiniment simple : il suffira de donner une certaine forme à la machine que nous destinons à conserver notre habitation.

L’observation nous a convaincus que les pointes métalliques ont la vertu de sous-tire r la matière électrique par une action aussi paisible qu’efficace : armons d’une pointe notre conducteur : le nuage qui passera dans sa sphère d’activité, versera sur celte machine sa quantité surabondante d’électricité, qui, la traversant en silence, ira tranquillement se perdre dans le sein de la terre.

Cette théorie si lumineuse a-t-elle trompé ce grand homme ? non, j’en atteste l’expérience, qui s’est hâtée d’en démontrer la certitude. Bientôt tous les savans dirigèrent leurs recherches vers cet objet intéressant. En 1752, M. Dalibare, un de nos plus célèbres physiciens, éleva à Marly-la-Ville, une barre de fer, de 40 pieds de long, terminée en pointe et isolée, c’est-à-dire, placée sur un corps idio-électrique, ou qui refuse un libre passage à l’électricité. Le 10 mai, le tonnerre s’étant fait entendre, on tira de la barre de fer des étincelles redoublées, indices certains de la présence de la matière fulminante accumulée dans cette machine. Mr. Delor fit à l’estrapade à Paris la même expérience, avec le même succès. M. le Monnier la renouvella à Saint-Germain, M. Verrat à Bologne, le père Bertier de l’Oratoire à Montmorency ; mille autres Physiciens la répétèrent à l’envi ; enfin, elle est devenue d’un usage habituel et journalier entre les mains de tous les Électriciens.

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Tout le monde connoît-elle celle que le Professeur Rikman fit à Moskou, aux dépens de sa vie. Il fut tué par une étincelle foudroyante, qu’il avoit eu l’imprudence de provoquer dans le moment ou la barre de fer isolée étoit chargée d’une trop grande quantité de matière électrique.

Si les Physiciens de la rue Marché aux herbes de Saint-Orner étoient instruits de cette anecdote, comme ils triompheroient de la tragique aventure du Professeur Rikman.. Avec quelle ardeur ils s’empareroient de ce Sçavant pour le mettre à la place de Bernouilli, dont ils avoient bonnement imputé la mort aux par-à-tonnerres ! Il faut donc leur apprendre que les instrumens qui servirent aux expériences dont je viens de parler, et dont l’un coûta la vie au Professeur Rikman, n’étoient point des par-à-tonnerres ; que par leur destination et par leurs effets ils diffèrent essentiellement de cette dernière espèce de machines, et sur-tout, que de cette différence même, aussi-bien que de leurs rapports avec elles, résulte la preuve la plus certaine de l’efficacité des par-à-tonnerres.

Il faut distinguer l’électromètre, du par-à-tonnerre. Erigez une barre métallique, donnez-lui pour base un corps, qui, n’ayant- point la propriété de transmettre facilement le fluide électrique, la force à s’arrêter, à s’accumuler dans la barre, vous avez un électromètre : tel étoit l’instrument qui donna la mort au malheureux Rikman. Le but de cette machine n’est pas de préserver les édifices de la foudre : son unique destination est de sous-tirer et d’amasser la matière électrique, pour fournir aux Physiciens le moyen de mesurer la quantité d’électricité répandue dans l’atmosphère, d’observer les phénomènes qu’elle présente, et d’étendre, par leurs recherches, la sphère des connaissances humaines sur cet objet important. Maintenant faites disparoître le corps idio-électrique qui isole la barre, prolongez la jusqu’en terre ; plongez, dans l’eau, son extrémité inférieure ; la matière fulminante continue sa route, et va chercher l’équilibre dans le réservoir commun : voilà le par-à-tonnerre. L’électromètre a foudroyé Rikman. Cet exemple (unique à la vérité ;car nous ne connoissons pas une seconde victime de ces sortes d’expériences) semble prouver que cet instrument peut-être fatal au Physicien téméraire qui, sans s’armer des précautions simples que les Electriciens emploient dans ces occasions, ose solliciter l’explosion du fluide électrique, dans le moment où il est condensé, en trop grande abondance dans la barre isolée ; mais, par une raison contraire, le par-à-tonnerre n’est pas sujet au même inconvénient. C’est en vain qu’on voudroit en tirer des étincelles ; la matière fulminante y trouvant un canal toujours ouvert jusqu’à l’eau, qui lui présente elle même un nouveau conducteur ; il est physiquement impossible qu’elle quitte cette pente facile par laquelle la nature la précipite avec une inconcevable rapidité, pour s’échapper avec effort vers les corps voisins qui la repoussent, ou qui ne lui offrent pas un libre passage. Les par-à-tonnerre sont donc aussi innocens de la mort de Rikman, que de celle de Bernouilli, et cette ridicule objection ne m’auroit pas arrêté, si elle ne m’eut fourni l’occasion de répandre un nouveau jour sur le sujet que je traite en ce moment.

Au reste, quoique je vous aie montré, Messieurs, une différence essentielle entre l’électromètre et le par-à-tonnerre, vous sentez que je n’en ai pas moins eu raison de citer, en faveur de cette dernière machine les expériences, qui regardent la première. Elles ont servi à établir, conformément au système de Franklin, que les barres métalliques ont la propriété d’appeller à elles la matière électrique, et de déterminer sa route ; isolées, elles la conservent et l’accumulent ; prolongées jusqu’à l’eau, elles la conduisent et la dispersent dans cet élément : voilà la théorie des par-à-tonnerres démontrée par l’expérience.

Mais continuons le récit des faits innombrables que celle-ci nous fournit et prenons les tous, désormais dans la classe de ceux qui sont relatifs aux par-à-tonnerres eux-mêmes.

M. l’Abbé Zava fit élever un instrument de ce genre sur une maison de campagne située près de Céneda, à laquelle le tonnerre causoit chaque année, des dommages, plus ou moins considérables : depuis cette époque il a toujours respecté cet édifice. M. l’Abbé Zava voulut vérifier, par le témoignage de ses propres yeux, s’il devait rendre grâces de ce bienfait à la nouvelle machine : il la visita, il en trouva la pointe, fondue et émoussée ; preuve certaine du passage de la foudre dont elle avait essuyé les coups pour en préserver la maison.

Le Château royal de Turin, nommé la Valentina, éprouvoit aussi fréquemment les injures de ce météore : le Père Becaria, y fit placer des conducteurs, et depuis lors cet édifice a cessé d’être en butte à sa violence.

Les papiers publics se sont encore empressés d’annoncer à toute l’Europe mille autres effets, non moins heureux, des par-à-tonnerres. La Gazette d’Utrecht du 3 août 1781, s’exprime en ces termes : à l’article de Hambourg : « Nous avons eu (26 juillet) un orage terrible ; la foudre est tombée sur notre tour, mais elle n’y a causé aucun dommage, à cause des conducteurs ou barres électriques dont elle est armée ; on en a mis depuis quelques tems sur presque tous les édifices publics et privés de cette ville. »

Le Journal de Verdun, du mois de février 1774, rend compte d’une autre observation, aussi curieuse qu’intéressante. Tout le monde a entendu parler des célèbres voyages entrepris par le Capitaine Cook, pour faire des découvertes dans les mers australes, suivant le projet formé par le gouvernement anglois. Ce fameux Navigateur étoit arrivé à Bataira au mois d’octobre 1770, lorsqu’un orage s’éleva accompagné du terrible cortège qui environne les plus affreuses tempêtes. Les éclairs et le tonnerre sembloient être conjurés avec les vents et les flots contre les nouveaux Argonautes ; dans ce pressant danger le Capitaine conçoit l’idée d’élever sur le champ un par-à-tonnerre ; aussi-tôt une longue chaîne de fer est attachée par ses ordres au grand mât, et descend du faîte du vaisseau jusques dans la mer ; la foudre, qui serpentoit au-dessus de ce bâtiment, dirige toute son activité vers ce nouveau conducteur, dont tous les anneaux en feu marquent son passage, et va s’éteindre sans cesse dans les flots. Ce vaisseau, en sûreté au sein de la tempête inaccessible aux feux du Ciel, qui éclatoient autour de lui de toutes parts, sembloit être le plus noble trophée qui ait jamais été érigé à la gloire de la Physique. Pour relever encore son triomphe, un navire hollandois peu éloigné du premier, mais qui n’étoit point armé de cette puissante égide qui le couvroit, étoit abandonné sans défense, aux coups du tonnerre, dont il épuisoit toute la fureur ; son grand mât sautoit ; son grand hunier étoit mis en pièces ; la foudre, selon le témoignage des navigateurs hollandois, le frappoit avec tant de violence, qu’il éprouvoit des secousses semblables à celles qui agitent une maison ébranlée par un grand tremblement de terre.

Un journal, particulièrement destiné à publier les nouvelles intéressantes qui annoncent les progrès des sciences et servent en même tems à les accélérer, nous a fait connaître, en 1780, un autre fait, non moins digne de votre attention. C’est M. l’abbé Hemmer, Garde et Démonstrateur du Cabinet de Physique de l’Électeur Palatin, qui le rapporte, en ces termes dans cet ouvrage périodique : « Le 5 du mois de septembre (1779) à sept heures et demie du soir, dans « un. orage terrible, la foudre est tombée dans cette Ville (Mannheim) sur une cheminée de la Comédie allemande, qu’elle a détruite ; elle est tombée du même coup, sur un des conducteurs que j’ai fait élever, il y a deux ans, sur la maison de M. le Comte de Élancourt, Envoyé de Saxe à notre cour ; mais elle a été parfaitement conduite dans la terre, sans avoir aucunement endommagé le bâtiment ; plusieurs Officiers et d’autres personnes, dignes de foi, qui étaient vis-à-vis le conducteur, sous les arcades de la douane, ont assuré unanimement avoir vu tomber le feu céleste sur ce conducteur, et descendre très manifestement le long de la barre, et se perdre en terre, où il a fait un tourbillon de sable qui couvroit le conducteur à son entrée dans la terre.... Je me suis rendu, ajoute M. l’Abbé Hemmer, avec une bonne lunette, devant la maison de M. le Comte, et ayant bien examiné toutes les pointes du conducteur, (chacun en a cinq) j’en ai découvert une, qui étoit endommagée, et c’étoit justement sur le conducteur sur lequel on assuroit qu’on avoit vu tomber la foudre ; j’ai fait monter un couvreur pour dévisser cette pointe, qui étoit la perpendiculaire, (les quatre autres étant horizontales) nous ’avons trouvée fondue vers le haut, et au-dessous, fortement courbée, et tortillée à la longueur de deux pouces-et-demi, quoiqu’à l’endroit ou cette courbe finit elle ait deux lignes et demi de diamètre ; j’ai fait visser une autre pointe sur le conducteur, et je garde celle qui est endommagée, dans le cabinet de Physique de Son Altesse Sérénissime Électorale ».

La Bavière, suivant le témoignage de la gazette de France du 31 août dernier, vit renouveller le même phénomène avec des circonstances semblables sur le Château du Comte de Torring-Scefeld, que ce Seigneur avoit armé d’un Par-à-Tonnerre, à l’exemple de l’Électeur lui-même, qui en avoit fait élever un autre sur son château de Nymphenbourg. le même papier nous a appris en même tems, que cet événement avoit achevé d’accréditer ces machines dans le pays, et déterminé les Augustins de Munich, en particulier à en placer une sur leur Couvent.

Mais je me hâte, Messieurs, de vous présenter un des faits de ce genre, qui ait fait la plus vive sensation dans l’Empire des Sciences, par la multitude des Spectateurs qui en furent témoins, et parles circonstances singulières dont il fut accompagné. Il est rapporté au journal de Physique du mois de novembre 1777.

Sienne, bâtie sur une colline élevée, payoit cher, dans les tems d’orage, l’avantage de dominer sur les riches Campagnes qui l’environnent ; ses plus beaux édifices étoient sans cesse en butte aux coups du Tonnerre ; il sembloit se plaire sur-tout à attaquer la superbe Tour de la Cathédrale de cette ville, l’un des plus magnifiques Monumens que l’Italie possède en ce genre : les Magistrats résolurent de la mettre sous la protection de cette machine salutaire, dont la renommée publioit par-tout les étonnans succès. Au mois d’avril 1777 une Barre électrique fut dressée sur la Tour ; à cette barre étoit attaché un conducteur de métal, qui, traversant l’intérieur de cet Édifice, passait ensuite en dehors, par une fenêtre et descendoit le long de la façade jusques dans la terre. On n’a voit pas encore vu d’orage depuis la construction de cette machine, lorsque le 18 avril 1777, le Tonnerre se fit entendre ; un orage terrible s’étoit formé et s’avançoit vers la Tour ; la foudre grondant avec un bruit épouvantable, se préparoit à fondre sur cet objet ordinaire de sa furie ; mais il n’étoit plus soumis à son pouvoir ; c’étoit elle qui devoit à son tour, céder à la force invincible du par-à-tonnerre qui le protégeoit. Ce fut alors qu’un Peuple immense, rassemblé au pied de la Tour, vit se réaliser un prodige, dont l’idée auroit paru chimérique quarante ans auparavant, et qui nous paraîtroit encore incroyable si les conducteurs électriques ne nous avoient familiarisés avec les miracles ; plusieurs nuages, qui crachoient la tempête dans leur sein, dépouillés insensiblement de la matière fulminante qu’ils renfermoient, sembloient la livrer paisiblement au Par-à-Tonnerre de la Tour, qui la transmettoit en silence dans la terre où elle alloit s’ensevelir. Un trait de fluide électrique, lancé des nuages vers la barre métallique, annonçait aux yeux des spectateurs, le passage rapide de la foudre dans cette machine ; un globe de feu descendant le long du Par-à-Tonnerre, jusques dans la terre, leur fournissoit une preuve de sa fidélité à la conduire dans son sein, et un gage certain du salut de la Tour et des autres Édifices. Les habituas de Sienne, frappés d’admiration, applaudissoient avec transports cette merveille ; les cris que leur arrachoit un juste enthousiasme sembloient être l’Hymne la plus sublime que l’homme reconnaissant ait jamais chantée en l’honneur des sciences, pour célébrer leurs bienfaits… C’est au peuple de Sienne que j’appelle du Jugement des Échevins de Saint-Omer ; qu’il décide en dernier ressort, si les conducteurs électriques sont des instruments destructeurs ; qu’il nous dise si ses Magistrats interdisent à leurs Concitoyens l’usage de cette machine bienfaisante à l’abri de laquelle leur superbe Tour brave depuis longtems la fureur des orages.

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Continuerai-je d’accumuler les faits dont les papiers publics nous entretiennent depuis tant d’années.Mais pourquoi citerois-je plus long-tems des faits particuliers et isolés,quand je puis mettre sous vos yeux un ensemble d’expériences toujours renaissantes, et qui fournissent chaque jour des preuves innombrables de l’utilité des Par-à-Tonnere. On çait combien le Ciel de l’Amérique est fécond, en orages ; le Tonnerre y exerçoit des ravages aussi fréquens que terribles : on a élevé, sur-tout dans les Colonies anglaises de ces Contrées, un nombre prodigieux de conducteurs ; là il n’est presque pas une habitation qui ne soit munie de ce préservatif : si l’on y bâtit une maison, un des premiers soins dont on s’occupe est démarquer la place du Par-à-Tonnerre ; s’il est vrai, comme on le prétend à Saint-Omer, que ces machines soient faites pour attirer le feu du Ciel sur les édifices, quels malheurs n’ont-elles pas dû apporter à l’Amérique ! Quels incendies ! Quelle désolation !Ô Franklin ! quel présent funeste vous avez fait à votre patrie ! Les ennemis de la découverte qui vous a rendu si célèbre doivent penser qu’il n’en reste pas aujourd’hui pierre sur pierre. Eh ! bien, ils se trompent, l’Amérique Anglaise existe encore ; elle n’a point été consumée par le feu du Ciel.... que dis-je ? le Tonnerre y a causé beaucoup moins de dommages depuis l’établissement des conducteurs électriques ; enfin (il faut tout dire) il est presque sans exemple que, depuis cette époque, aucun édifice y ait été frappé de la foudre. Ce fait est attesté par tous ceux qui ont habile cette région. Franklin, lui-même, n’a pas craint de l’avancer dans ses écrits à la face de l’Amérique et de l’univers et personne ne s’est encore avisé de le démentir.

Mais qu’est-il besoin de l’aire des recherches pour trouver les preuves de l’utilité des Par-à-Tonnerres ; elles sont continuellement sous nos yeux ; nous les avons entre les mains ; nous pouvons les reproduire nous-mêmes à chaque instant. Qui ne connoît pas cette expérience familière imaginée par les Physiciens pour confirmer la doctrine de Franklin ? Que l’on se figure ce petit bâtiment, qui nous a sans doute offert à tous ce phénomène : c’est une espèce de maison dont les quatre côtés se meuvent à charnière, et sont retenus dans une situation perpendiculaire par le toit, qui est aussi mobile ; une cartouche contenant de la poudre à canon, est placée dans l’intérieur de ce petit édifice, entre deux espèces de boutons de métal : chargez la batterie ; forcez la matière électrique à se répandre sur la maison, l’étincelle foudroyante s’élance sur la cartouche ; la poudre s’enflamme, éclate ; les murs sont renversés ; le toit saute en l’air, et le bâtiment est détruit. Rétablissez-le, mais pourvoyez à sa sûreté ; que de l’intérieur de la batterie parte une chaîne de métal, qui, passant à travers le petit édifice, revienne aboutir à la surface extérieure de la machine, la foudre qu’elle envoie ne cause plus aucun dommage ; elle parcourt paisiblement le conducteur dans toute son étendue, et la maison est conservée. Peut-on désirer une démonstration plus évidente ? et cette expérience seule ne suffit-elle pas pour décider la question que nous agitons ? la batterie dont nous venons de parler est le nuage orageux qui menace nos édifices ; la matière électrique qu’elle décharge, c’est le Tonnerre qui s’échappe de la nue ; le petit bâtiment muni de sa chaîne de métal, c’est la maison armée d’un Par-à-Tonnerre ; tous les effets que nous venons de voir sont précisément ceux que présenteroit un orage, puisque c’est un point donné, que la foudre n’est autre chose qu’une explosion du fluide électrique renfermé dans les nuages.

Mais allons plus loin. Non contens d’avoir fondé l’utilité des Par-à-Tonnerres sur les principes de la Physique et sur l’expérience, confirmons encore ce double genre de preuves par l’autorité. Mais quelle autorité ! celle de tous les Physiciens de l’univers celle des Franklin, des Leroy, des Morveau, des Bertholon, des Bertier, des Cottes, des Toaldo, des Romas, des Priesley, des Muchenbrock, etc.. Pour citer toutes mes autorités il faudroit nommer tous les sçavans célèbres qui ont approfondi cette matière ; car elle n’est pas du nombre de celles qui partagent leurs opinions. Plusieurs parties de la Physique, comme de toutes les autres sciences, offrent encore des énigmes ; il n’est pas donné à l’esprit humain d’arracher entièrement le voile dont s’enveloppe la nature. C’est assez pour lui d’avoir osé le lever en partie : mais celle propriété du fluide électrique sur laquelle porte le système des conducteurs, n’est plus un mystère même pour les plus ignorans ; c’est un principe élémentaire d’où partent tous les électriciens ; quiconque oseroit en douter seroit regardé comme indigne d’occuper une place dans l’empire des Sciences ; et le moyen le plus sûr peut-être d’imprimer à son nom un ridicule ineffaçable, seroit de proposer aujourd’hui dans un ouvrage de Physique le système que les premiers Juges ont embrassé. Mais, quand tous les Sçavans se réunissent pour nous attester les avantages des Par-à-Tonnerres, quel sera l’homme assez hardi pour décider qu’ils sont funestes à la société ? Ai-je donc besoin de rien ajouter à de pareilles preuves ? Et faudra-t-il que je fasse entendre encore la voix de tous les Peuples policés qui s’élève en leur faveur ?

Il faut en convenir, la prudence est aujourd’hui bannie du reste de la terre : Saint Orner est la seule ville du monde, où la Police veille à la sûreté des Citoyens. Partout les Par-à-tonnerres dominent impunément : chez les autres nations chacun se donne la licence de dresser, sur son habitation, ces instrumens redoutables, et l’on ne voit ni Particuliers qui réclament contre ce scandale, ni partie publique qui le dénonce aux Magistrats, ni Magistrats qui le répriment.... que dis-je ? le Gouvernement lui-même favorise cet abus dangereux ! Les Souverains déploient leur autorité pour l’accréditer.… Mais n’est-ce point une fable que je raconte ! ce que je viens d’annoncer est-il croyable ? Quoi donc ? le Par-à-Tonnerre du Sieur de Vissery n’est pas le premier instrument de cette espèce qui ait été érigé dans le monde…. d’autres peuples connoissoient les conducteurs électriques avant que nous l’eussions proscrit…. Comment donc n’étions nous pas instruits de tous ces faits ? Toutes les nations, jalouses de cette découverte, se sont-elles appliquées à nous en faire un mystère...? non ; depuis près de 40 ans les papiers publics nous parlent de l’heureuse expérience qu’elles en ont faite ? Ne sont-ils donc jamais parvenus jusqu’à nous ? Ne nous sommes-nous jamais occupés aies lire ; ou bien sommes nous dans l’usage de passer, comme indigne de notre attention, l’article qui concerne les sciences et les découvertes utiles ? Plut-à-dieu que nous eussions pris la peine d’y jeter un coup d’œil : le nom de par-à-tonnerre n’eut point été nouveau pour nos oreilles, au période où nous vivons ; il n’eut point répandu l’allarme dans nos esprits ; nous aurions du moins réfléchi, avant de condamner cette invention, si nous avions connu seulement une partie des autorités respectables qui nous en attestent l’utilité.

Vous avez déjà vu, Messieurs, les Anglo-Amériquains, sous le Ciel le plus orageux, placer des conducteurs électriques sur toutes leurs habitations ; ils en ont encore armé leurs vaisseaux. Ils ont fait plus : c’est ici qu’il faut porter à son comble l’étonnement de ceux qui ne peuvent voir, sans pâlir, un par-à-Tonnerre sur la maison de leur voisin. Les peuples dont je parle ont, comme toutes les nations policées, des magasins publics, qui renferment dans leur sein des amas de ces matières combustibles, dont l’inconcevable activité est le plus terrible instrument de destruction que l’esprit humain ait inventé : qu’une étincelle y vole, elle allume un affreux incendie, ébranle la terre dans ses fondemens, fait disparaître, en un moment, une Ville entière : eh bien ! ces machines, qui attirent le feu du Ciel sur les édifices, les colonies angloises les ont érigées sur ces dépôts à la garde desquels veille sans cesse la prudence la plus timide ; elles voient, sans frayeur, des conducteurs électriques sur leurs magasins à poudre : ni l’exemple de Bernouilli, ni tous les argumens victorieux développés dans la sçavante requête dont j’ai rendu compte, n’ont pu les prévenir contre ces machines. Quel excès de témérité, s’écrieront les ennemis des Par-à-tonnerres ! Quel sera donc leur étonnement quand ils sçauront que l’Europe l’a partagé avec l’Amérique, que les Anglois ont établi chez eux le même usage qu’ils avoient introduits dans leurs colonies, que la Hollande a encore enchéri sur le zèle de l’Angleterre ; elle ne s’est pas contentée de faire ériger des conducteurs sur les édifices publics, sur ses vaisseaux, sur ses magasins à poudre ; elle fait encore distribuer aux citoyens pauvres, les métaux nécessaires pour en construire sur leurs maisons.

Un papier public entre mille autres, qui semble être propre à cette Province, les Affiches de Picardie et d’Artois, nous annonçoient tous ces faits dès l’année 1774, dans la feuille du 9 avril et nous, en 1780, nous étions encore dans une ignorance profonde sur l’efficacité des par-à-tonnerres, nous en condamnions l’usage, comme une nouveauté effrayante ; mais étouffons les préjugés les plus opiniâtres sous le poids et sous la multitude des autorités. Ajoutons à celles que nous venons de citer celles des autres nations de l’Europe.

Oui, en dépit de notre aversion pour les Par-à-Tonnerres, ils dominent sur les magasins à poudre de Genève ; ils protègent ceux de Venise, ses Édifices publics, ses Vaisseaux ; le Sénat lui-même en 1778, a rendu un décret qui ordonne de les mettre sous leur sauve-garde. Quelle foule d’illustres Souverains vient justifier la conduite de ces deux Républiques en l’imitant ! le grand Duc de Toscane, l’Impératrice de Russie , l’Impératrice-Reine, l’Empereur, donnent aux conducteurs électriques les mômes preuves de leur confiance. Tous les Princes semblent s’être fait un devoir de les accréditer par leur exemple, ils les ont commis à la garde de leurs Palais. Un Par-à-Tonnerre défend à Turin, celui du Roi de Sardaigne. Le Château de l’Électeur de Bavière à Nymphenbourg est armé, comme nous l’avons déjà dit, d’une machine semblable.

Ce n’étoit point assez pour ce Prince d’avoir déjà déterminé par son exemple, comme nous avons encore eu l’occasion de l’observer, un grand nombre de ses Sujets à implorer le secours des conducteurs électriques contre les ravages de la foudre, si fréquens dans leur pays ; cette année même, tandis que la question de l’utilité des Par-à-Tonnerres étoit agitée devant ce Tribunal, il vient de porter une loi, qui ordonne d’en construire sur tous les édifices publics de ses États. Faut-il rapporter d’autres autorités ? Faut-il citer encore la Suède, la Saxe, le Palalinat ? Dois-je invoquer l’une après l’autre toutes les Nations de l’Europe, pour ainsi-dire ? non ; voilà assez d’exemples étrangers : mais la France a-t-elle adopté les Par-à-tonneres ? ce doute est trop injurieux. Quoi ! le reste de l’Europe auroit accueilli depuis tant d’années une découverte aussi intéressante, et la France n’auroit pas encore songé à en partager les avantages avec les autres peuples ? non, cette stupide létargie n’est point le caractère de cette Nation éclairée : il est vrai qu’elle peut se reprocher de s’être laissé devancer par les Étrangers ; elle rougit même de cette négligence passagère ; mais elle a sçu la réparer.

Depuis plusieurs années, le nombre des conducteurs électriques se multiplie tous les jours dans ce Royaume ; et qui sont ceux qui les ont accueillis ? Sont-ce des citoyens obscurs ou ignorans, des têtes faiblement organisées, faites pour embrasser des nouveautés, sans réflexion et sans discernement ? C’est un Buffon qui arme de ce préservatif son Château de Mont-Bar ; c’est un Voltaire, qui pourvoit par le même moyen à la sûreté de celui de Ferney ; c’est ce célèbre coopérateur du Pline Français qui a eu la gloire de prouver à la France que M. de Buffon pouvoit être remplacé, (M. Gueneau de Mont-Beillard), qui place sur son Hôtel cette machine salutaire ; c’est un Morveau, Magistrat distingué, et l’un des plus illustres sçavans de l’Europe, qui lui confie la défense du sien à Dijon : un des plus beaux monumens de cette ville, le Clocher de l’Église de Saint-Philibert, est mis sous sa protection. L’Académie célèbre établie, dans cette Capitale de la Bourgogne fait ériger elle-même un Par-à-Tonnerre sur son propre Hôtel ; c’est l’Intendant de la Province (M. Dupleix de Bacquencourt) qui fournit aux frais nécessaires pour le construire ; c’est M. de Morveau, Avocat-général au Parlement de Dijon, et l’un des plus grands ornemens de l’Académie, qui préside à cet Ouvrage. Mout-morenci, Valence, Semur en voient élever d’autres dans leur enceinte : les Magistrats municipaux de Bourg-en-Bresse, qui avoient sur cet objet des idées bien différentes de celles des Échevins de Saint-Omer, en font dresser un sur le Clocher de leur principale Église. Ces instrumens tutélaires se multiplient en différentes Provinces, dans les Villes et dans les Campagnes : Lyon sur-tout signale sou ardeur pour les adopter : un Sçavant qui, dès sa jeunesse, s’est placé à côté des plus grands Physiciens de l’Europe, digne, par son génie et par ce noble enthousiasme pour les sciences, qui respire dans tous ses ouvrages, de perfectionner et de répandre une des plus admirables découvertes de ce siècle, M. l’Abbé Bertholon arrive dans cette Ville, où il séjourne quelque tems ; le Chapitre des Barons de Saint-Just, les Administrateurs de l’Hôpital profitent de cette circonstance ; pour le prier en corps et par délibération, de vouloir bien donner ses soins pour faire construire des Par-à-Tonnerres sur le Clocher de l’Église de Saint-Just et sur le Dôme de l’Hôpital ; il acquiesce à leurs désirs ; il rend le même service à M. de Riverieu, ancien Prévôt des Marchands et Commandant de la Ville, et à quelques particuliers ; l’empressement étoit si général dans cette Ville, qui renferme dans son sein une foule de citoyens éclairés Bertholon ne put y suffire, et fut obligé de remettre à un autre voyage, qui devoit le ramener dans le même Pays, la construction des Par-à-Tonnerres qu’on lui demandoit :

c’est lui-même qui nous l’atteste dans une lettre imprimée au Mémoire du Sr. de Vissery, où sont consignés tous ces détails.

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Dès l’année 1781, la Gazette de France annonçoit tous ces faits au Public, en présageant que l’on verroit bientôt les Villes et les Campagnes, dans toutes les parties du Royaume, employer à l’envi le même préservatif contre le plus terrible des météores.

La Capitale ne devait point céder aux Provinces : l’année dernière encore, à peine les Échevins de Saint-Omer avoient ils renversé le Par-à-Tonnerre du Sr. de Vissery, les Papiers publics, et singulièrement le Mercure de France du 28 décembre nous apprenoit que M. Bertholon, venoit d’en faire construire deux à Paris ; l’un sur l’Hôtel de Madame la Duchesse d’Ancenis ; l’autre, sur le Couvent des Bénédictines Anglaises.

Depuis cette époque si récente, le nombre de ces machines s’est encore beaucoup accru dans cette Ville. Cette année même, le Physicien célèbre dont je viens de parler en a fait ériger de nouveaux, dont il rend compte lui-même dans une Lettre écrite le 25 mars dernier à M. Buissart, Avocat en la Cour et Correspondant de l’Académie de Dijon : voici l’article qui concerne les Par-à-Tonnerres : « Il ne m’est plus possible de faire de nouveaux Par-à-Tonnerres, parce que mes occupations principales ne me laissent pas assez de loisirs ; il suffit qu’il y en ait enfin dans la Capitale, toujours si tardive à adopter les découvertes utiles et si empressée pour les nouveautés futiles. Les deux derniers sont l’un sur l’Hôtel de Tessé au milieu de Paris, et l’autre, sur une maison qui en est éloignée. Le hazard a fait que j’ai élevé des Par-à-Tonnerres aux deux extrémités de Paris les plus éloignées, et au milieu de cette Ville, les uns du côté de la rive droite de la Seine, les autres du côté de la rive gauche : je ne ferai point de détails sur ces Par-à-Tonnerres ; on les verra dans un grand Ouvrage de Physique que je donnerai ».

À cette multitude de faits j’en ajoute un autre, encore plus frappant. On sçait qu’une barre électrique est placée sur le Cabinet de Physique du Château de la Muette, Maison Royale, que le Monarque qui nous gouverne honore assez souvent de sa présence auguste ; s’il restoit encore quelques doutes sur les effets de ces machines, on n’en aurait point fait l’essai sur une Tête si chère et si Sacrée : cette preuve est sans réplique j’en atteste les sentiments de toute la France, pour un Prince qui fait ses délices et sa gloire.

Est-il possible de rien ajouter à tant d’autorités ? oui, je puis les couronner par le suffrage des compagnies sçavantes établies dans ce royaume. M. Barbier de Tinan, Physicien distingué, avoit formé le projet de placer un par-à-tonnerre sur la fameuse Tour de la Cathédrale de Strasbourg : le plan de cet ouvrage fut soumis au jugement de l’Académie des Sciences de Paris qui nomma pour l’examiner Mrs. Franklin et Leroy. Ces deux illustres Sçavans, dans un rapport rendu public par la voie de l’impression, approuvèrent le projet proposé ; on voit qu’en finissant cet ouvrage ils saisirent cette occasion de féliciter l’Académie sur le crédit que les par-à-Tonnerres avoient acquis en France depuis les quinze dernières années, et sur l’heureuse révolution qui avoit dissipé les préjugés que l’ignorance avoit d’abord armés contre eux. Cette Compagnie adopta le sentiment des Commissaires et rendit, le deux mai 1780, une délibération conforme à leur rapport.

Elle fut encore consultée dans la même année sur un objet bien plus important, sur le projet d’élever un conducteur sur le nouveau magasin à poudre que l’on se préparoit dès-lors à construire dans l’arsenal de Paris ; ce fut pour elle une nouvelle occasion de rendre un témoignage encore plus éclatant à l’utilité des par-à-tonnerres ; elle s’empressa donc de donner son suffrage à cette opération intéressante. Un autre magasin à poudre est muni d’une semblable machine ; c’est celui de Dijon. L’Académie de cette Ville, consultée auparavant sur cette matière, avoit hautement approuvé ce projet, par une délibération solemnelle.

C’est ainsi que la France s’efforce depuis long-tems de partager, avec les Nations étrangères, les avantages des conducteurs électriques : pourquoi donc sont-ils encore en but à l’anathème des premiers Juges ? Par quelle fatalité sont-ils salutaires à Turin, à Pétersbourg, à Paris, à Philadelphie, dangereux et funestes à Saint-Omer ? Par quel étrange contraste les Souverains rendent-ils des Édits pour les placer sur leurs magasins à poudre, et les Officiers Municipaux de cette Ville, des Sentences pour les faire disparaître du faîte d’une Maison particulière ? Quoi donc ! les autres Peuples, les autres Citoyens de ce Royaume ont désormais la liberté de se dérober à un des plus terribles fléaux de l’humanité ; tranquilles au sein des plus affreux orages, ils peuvent entendre, sans inquiétude, tous les carreaux du Ciel gronder au-dessus de leurs têtes, bien sûrs qu’ils n’ont plus le pouvoir d’approcher de leurs aziles ; les seuls habitans de Saint-Omer n’ont pas le droit de s’en garantir ; en vain ils ont entre leurs mains le moyen le plus facile et le plus efficace de les braver ; on leur défend d’en faire usage ; on les condamne à rester exposés au danger de voir chaque orage qui passe sur leur Ville envoyer la mort à quelqu’un de ses Citoyens.

En vain l’Histoire, plus fidèle à la vérité qu’à la vraisemblance, placera cet événement à l’époque où nous vivons ; en dépit de son témoignage, la postérité le reculera de deux siècles : mais ces tems éloignés eux-mêmes ne nous offrent pas un trait aussi étonnant : alors on proscrivoit les Sciences, que l’on ne connaissoit pas. On persécutoit les sçavans, dont les travaux utiles ne pouvoient être appréciés que par les siècles futurs : nous venons de voir condamner une découverte dont toutes les Nations reconnoissent l’utilité ; L’autorité publique a élevé, parmi nous, un obstacle funeste aux progrès des sciences, dans un siècle, qui peut être regardé comme le plus beau monument de leur puissance. Est-il donc décidé que contens de cette portion de lumières, qu’elles nous ont départie jusques aujourd’hui nous renonçons à toutes les nouvelles connaissances qu’elles pourront nous apporter ? Avons-nous fait généreusement le sacrifice de tous les avantages que présagent encore à la société tant de bienfaits qu’elles lui prodiguent depuis longtems ; et lors qu’après les avoir répandus sur le reste de l’univers, elles s’approcheront de nos frontières pour nous les présenter, seront-elles forcées de s’arrêter sur les limites de cette Province, comme devant une barrière insurmontable ?

Non, Messieurs ; tant que vous serez nos premiers Magistrats, elles auront des protecteurs ; vous les défendrez de cette injuste oppression ; vous vous empresserez de casser la Sentence que les premiers Juges ont prononcé contr’elles. Oui sans doute ; elle ne peut éviter ce sort ; votre Sagesse l’avoit déjà proscrite avant même que je l’eusse attaquée : aussi l’unique but de la discussion à laquelle je me suis livré n’étoit pas de vous déterminer à l’anéantir ; mes vues se sont étendues plus loin ; le véritable objet de tous mes efforts a été de vous engager à la réformer d’une manière digne d’une pareille cause, à venger, avec éclat, l’affront qu’elle a fait aux Sciences, en un mot, à donner au Jugement que la Cour va rendre dans une affaire, devenue si célèbre, un caractère capable de l’honorer aux yeux de toute la France et des Nations étrangères ; je m’explique, et j’ai besoin de donner à mon idée un certain développement.

Quand cette Cause, parvenue à la connoissance du Public, fixa pour la première fois, son attention sur l’usage des par-à-tonnerres, le plus grand nombre n’avoit sur cette matière que des notions très confuses. On sçavoit en général que cette invention étoit due à la Physique, et, chacun se rendant témoignage à soi même qu’il n’étoit point versé dans cette science, on s’imagina que cette affaire, étoit placée hors de la sphère du Barreau, et qu’à moins d’être Physicien de profession, il étoit impossible de décider si les conducteurs électriques étoient nuisibles ou avantageux. De là un préjugé public s’est établi, que la Cour ne se fieroit pas assez à ses propres lumières pour résoudre cette question, qu’avant de prononcer définitivement elle ordonneroit au Sieur de Vissery de se retirer vers une Académie, pour lui demander son avis sur cet objet ; on s’est persuadé que tous mes efforts n’aboutiroient qu’à obtenir un jugement interlocutoire, à faire tomber sur mon client les frais d’une longue procédure, qui, dans l’hypothèse même la plus favorable pour lui le forceroit de payer bien cher la hardiesse d’avoir donné, le premier, un exemple utile à ses concitoyens. II n’est peut-être pas fort étonnant que l’on ait embrassé cette opinion ; tandis que l’on n’avoit encore qu’une idée vague et superficielle de cette affaire ; mais dès qu’une fois on a été à portée de l’apprécier et de connaître parfaitement l’état de la question il me semble que cette prévention a dû beaucoup s’affaiblir, quand on a vu que la connoissance de l’utilité des par-à-tonnerres, loin de supposer une étude particulière de la Physique, tenoit à ces notions élémentaires qui entrent dans l’éducation de tous les hommes bien nés : que dis-je ! quand on a vu que ces notions mêmes n’étoient pas nécessaires pour porter un Jugement sûr dans celte matière ; que des expériences journalières, devenues un de nos amusemens les plus familiers, que des phénomènes, qui s’offrent à nos yeux dans chaque orage attestent par des preuves continuelles, la certitude de cette découverte ; quand on a vu que tous les Physiciens s’étoient expliqués en faveur des par-à-tonnerres ; que tous les peuples éclairés en avoient adoptés l’usage ; je le demande, alors, a-t-on pu supposer que les Magistrats suprêmes de cette Province ne seroient pas assez instruits pour prononcer sur leur utilité ? A Dieu ne plaise que je soupçonne un seul de mes auditeurs de tenir encore à ce préjugé ; je suis bien plus éloigné de penser, Messieurs, que vous puissiez avoir de vous-mêmes cette injuste défiance. Non, rien ne vous oblige à renvoyer aux sçavans la décision de cette cause. Eh quoi ! leur jugement n’est-il pas porté depuis long-tems ? Ils l’ont prononcé, non pas dans une seule circonstance, mais dans toutes les occasions qui se sont présentées ; il est consigné dans leurs ouvrages : leur principal soin est de publier les avantages des conducteurs électriques, leur étonnement est qu’ils ne soient pas encore adoptés par toutes les villes de ce royaume : la Sentence des Échevins de Saint-Omer leur a paru un phénomène contradictoire avec les progrès des lumières dans ce siècle... Nous consulterions une académie sur le mérite des par-à-tonnerres ! Mais quelle force la réponse pourroit-elle ajouter au témoignage de toutes les Académies de l’Univers ? N’avez-vous pas déjà vu, Messieurs, celle de Dijon, leur rendre un hommage solemnel par deux actes publics.et éclatans ? N’avez-vous pas vu le premier Sénat des Sciences applaudir au projet de mettre sous leur protection la tour de Strasbourg et le nouveau magasin à poudre de la capitale ? A l’autorité des deux Académies les plus célèbres de ce royaume, voulez-vous joindre le Suffrage de toutes celles qui sont destinées à répandre la lumière des Sciences dans les autres contrées ? il me sera facile de vous l’offrir. Quand Venise, par exemple, érigea des conducteurs sur ses magasins à poudre, croit-on que cette sage république ait négligé de consulter les sçavans sur cette innovation intéressante ? Quand l’Amérique en fit armer les siens, pensé-t-on que l’avis des Physiciens les plus distingués n’ait pas influé sur cette résolution ? Quand l’Angleterre, la Russie, l’Empire, la Suède et toutes les autres puissances dont j’ai parlé, appellèrent à l’envi ces machines sur tous leurs édifices publics, se persuadera-t-on que le sentiment des Académies établies chez ces différentes nations, ne leur a point offert auparavant un gage certain, qu’une démarche si délicate en apparence, n’attireroit point sur elles des désastres effrayans ? Enfin, qui, pourroit être assez incapable de raisonnement, pour ne pas concevoir que ce concours unanime de tant de peuples pour embrasser une invention nouvelle, faite pour les étonner au premier coup d’œil, suppose nécessairement, l’opinion du monde sçavant déjà fixée sur cette matière. En un mot, tous les Physiciens, toutes les Académies, l’univers entier, pour ainsi dire ; voilà nos experts : où en trouverez-vous d’autres auxquels vous puissiez nous renvoyer ?

Non, Messieurs, ces vains obstacles ne sçauroient retarder la décision que nous attendons de votre Justice : hâtez-vous donc de proscrire une Sentence que toutes les nations éclairées vous dénoncent ; expiez le Scandale qu’elle leur a donné ; effacez la tâche qu’elle a imprimée à notre patrie, et, quand les étrangers voudront la citer pour en tirer des conséquences injurieuses à nos lumières, faites que nous puissions leur répondre : mais ce jugement, que vous censurez avec tant de malice, les premiers Magistrats de notre Province ne l’ont pas plutôt connu, qu’ils se sont empressés de l’anéantir.

Maximilien Derobespierre [4]


Voir en ligne : Allez consuler les Archives du Pas-de-Calais


[11er plaidoyer

[2Robespierre Maximilien : Œuvres complètes de … Tome 2 (œuvres judiciaires), Publication de la Société des Études Robespierristes, Paris, reprise de l’édition Ernest Leroux, Paris 1913. Anne 2000 pages 136 à 170

[3Voici les termes de celte Sentence... Nous avons débouté la partie de M° Vasseur (le Sieur de Vissery) de son apposition, en conséquence avons ordonné que notre jugement du 14 de ce mois sera exécuté, faisant droit sur les conclusions du Petit-Bailli, ordonnons qu’à la vue de la signification du présent jugement, la dite partie de Vasseur, sera tenue de supprimer ou de faire supprimer la machine électrique ou par-à tonnerre dont il s’agit ; sinon et faute de ce faire autorisons le dit Petit-Bailli à la faire ôter sur le champ par tels ouvriers qu’il trouvera bon, au dépens de la dite partie de Vasseur, et que sur leurs quittances, exécutoire sera délivré à sa charge ; condamnons lad. Partie de Vasseur, dans tous les cas, aux dépens, liquidés à quatre livres, neuf sols et neuf deniers, compris ces présentes, signification et droits ; ordonnons que le présent Jugement sera exécuté, nonobstant opposition, ou appellation quelconque, sans caution, attendu qu’il s’agit de police,sûreté et tranquillité publique

[4Tout au long de ce texte l’orthographe et la typographie retenue par la SER dans sa publication ont été respectées.