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L’enseignement de l’histoire : programmes et enjeux

mercredi 7 janvier 2015

L’enseignement de l’histoire : programmes et enjeux.

Laurence De Cock est professeure agrégée d’histoire-géographie en lycée. Doctorante en Sciences de l’éducation à l’Université Lyon2, elle travaille sur la construction et la scolarisation de la mémoire coloniale.

Le premier constat concernant l’histoire scolaire est sa « vivacité » au sens politique du terme, c’est à dire sa propension à susciter régulièrement des débats publics, voire des controverses. Il n’est pas rare en effet que la question de l’enseignement de l’histoire se transforme, par voix médiatique, en « affaire »prouvant à la fois l’intérêt du public et surtout la fonction sociale que cette matière occupe.

Ces controverses sont porteuses de conflictualités politiques. Elles soulèvent des questions qui traversent les tensions du moment, aujourd’hui largement focalisées sur la question de l’intégration, des valeurs de la république et des prétendus « malaises identitaires » dont souffre la société. Par ailleurs, elles s’accompagnent de nombreuses lamentations partisanes ou institutionnelles 1] sur la soi-disant ignorance des élèves ; L’histoire est sans doute la discipline lauréate en matière de micro-trottoirs médiatisés sur le niveau qui baisse. L’enseignement de l’histoire est donc saturé de finalités. Dans sa face sombre, il est vu comme le vecteur de propagande et d’endoctrinement des élèves, otages d’idéologies dominantes 2 . Dans sa version plus positive, on lui assigne souvent le pouvoir quasi magique de régler les maux de la société, notamment par l’apprentissage de valeurs qui se légitiment en s’inscrivant dans la durée. Dans les deux cas, les finalités intellectuelles et critiques de la matière disparaissent et il devient très rare de s’interroger sur l’épistémologie propre de cette discipline scolaire, à savoir les conditions de sa naissance ; les évolutions de ses formes (contenus, formes narratives) et les mutations de ses finalités. Quel que soit le scénario choisi, il y a, dans l’écriture scolaire de l’histoire, un processus de montage évènementiel reposant sur des choix de contenus considérés comme susceptibles de répondre aux préoccupations politiques du moment. Il s’agit d’une histoire ordonnée par sa fin ou, plus précisément, par les fins qu’on lui assigne. Contrairement à l’histoire scientifique – qui n’en est pas, pour autant, totalement exempte – l’histoire scolaire est « saturée d’intentions », elle reflète une conjoncture et est porteuse d’un certain projet politique. Or, parce qu’ils sont liés aux missions imputées à l’Institution scolaire, les curricula 3 ne répondent pas aux mêmes problématiques que les disciplines académiques et ne soulèvent pas les mêmes enjeux. Il y a bel et bien une « fabrique scolaire » des savoirs qui leur confère un sens et des finalités inhérentes aux fonctions assignées à l’Ecole elle-même 4. Nous proposons ici un rapide panorama de l’enseignement de l’histoire en soulignant ses inflexions dans le temps ; avant d’esquisser quelques pistes de réflexions sur l’actualité de la discipline et sa place à tenir dans le cadre d’une école commune.
Brève approche historique 5 des programmes et de leurs inflexions de la troisième république à nos jours
Roman national :
Dès le Second Empire et plus encore sous la Troisième République, on considère que l’histoire scolaire doit servir le politique. Le « roman national » irrigue le projet patriote et républicain de la nouvelle école gratuite, laïque et obligatoire. Le projet de la troisième république est relativement limpide : un histoire « qui s’apprend par le cœur » disait Ernest Lavisse ; une histoire au service de l’attachement à un passé glorieux commun. Le roman national repose alors sur la mise en avant de grands personnages héroïsés, cristallisant toutes les valeurs de l’époque, fonctionnant donc comme des modèles identificatoires. Ces héros romantiques (masculins si l’on excepte Jeanne d’Arc), suivent une épopée rythmée par des événements significatifs de la gloire et de l’identité nationales. Ce « mythe national » décrypté par Suzanne Citron 6 forme le cadre interprétatif de toute forme de vulgarisation historique, à commencer par l’Ecole. La France y est présentée comme éternelle, « toujours déjà là » (Suzanne Citron) depuis la Gaule pour ses frontières et son unité nationale ; depuis le baptême de Clovis pour son identité chrétienne. Dès cette période, l’Ecole circonscrit sa propre écriture scolaire de l’histoire. Ainsi, la méfiance des historiens de l’époque pour le très contemporain ne se retrouve pas dans l’enseignement de l’histoire qui incorpore très rapidement l’histoire immédiate. La première guerre mondiale par exemple entre dans les manuels dès 1919 et dans les programmes en 1923. Cette particularité de l’histoire scolaire souligne le très fort amarrage passé/présent de la discipline.
La timide ouverture aux civilisations étrangères :
La deuxième guerre mondiale est à l’origine de la première véritable rupture paradigmatique de la discipline. L’horreur de la Shoah provoque une prise de conscience, à l’échelle internationale, de l’urgence de lutter contre le racisme. L’histoire-géographie-éducation civique devient la matière-cible pour éduquer au droit de l’homme. Sous le parrainage de l’UNESCO s’organisent des rencontres internationales sur les programmes et les manuels scolaires. Des brochures sont éditées et relayées dans le Bulletin officiel de l’éducation nationale. L’UNESCO fait donc pression sur l’écriture des curricula et les nouveaux programmes qui s’ensuivent s’imprègnent de cette finalité humaniste qui ne disparaîtra plus 7] . La ligne du progrès n’est plus un postulat tenable après la guerre. L’histoire ne peut plus être enseignée comme un long continuum positif. L’idée émerge lentement que les contenus pourraient se charger d’une moralité quasi œcuménique : le passé n’est pas uniquement ce qui fabrique de l’attache nationale, il est aussi la projection de la différence dans le temps et dans l’espace ; il permet donc l’apprentissage de la tolérance. L’UNESCO organise par exemple une conférence sur l’enseignement de l’histoire en 1951. Dans le bilan, il est conseillé « D’enseigner une histoire aussi universelle que possible dans laquelle le passé des peuples non-européens serait considéré en lui-même et non plus seulement dans la mesure où des intérêts européens s’y seraient trouvés engagés 8 . » Il va de soi que la pénétration de ces orientations dans les « circuits d’écriture » 9 est lente et diffuse. Les programmes, jusqu’à la fin des années 1950 restent sensiblement identiques aux précédents. C’est en 1957 que de nouveaux programmes introduisent l’histoire des civilisations extra-européennes. Après de nombreux débats, il est d’ailleurs décidé que ces changements ne s’effectueront que dans les classes terminales. L’historien Fernand Braudel en assume la paternité. Les contestations des enseignants seront si fortes que le programme est abandonné en 1966. Finalement, c’est surtout dans les méthodes que change l’enseignement de l’histoire à cette période. L’expérience des classes nouvelles lancées à la suite du plan Langevin Wallon permet d’expérimenter des méthodes plus actives basées sur la critique documentaire. Les manuels multiplient les documents qui deviennent lentement les supports de méthodes plus inductives. En 1950, on compte 250 classes nouvelles en France 10 .
Les expériences d’ouverture des années 1970 : Eveil et initiation économique, sociale et politique :
Les années 1960 et 1970 sont marquées par de dynamiques débats sur l’Ecole. L’époque est au développement de la psychologie cognitive et à la redécouverte des pédagogues. Les travaux des sociologues de l’éducation dénoncent déjà une école élitiste qui sélectionne et reproduit les élites. Les disciplines sont touchées par ces nouveaux questionnements. Le groupe « Enseignement 70 » fondé par Jacques Bourraux en 1961 a fonctionné par exemple jusque 1973 sous la forme d’ateliers et des sessions. Groupe pluridisciplinaire, mêlant des enseignants du primaire, secondaire et du supérieur ; il s’efforçait de réfléchir à l’articulation entre la pédagogie, et des finalités disciplinaires adossées au contexte 11 . Sur un plan plus institutionnel, l’INRP (institut national de la recherche pédagogique) poursuit également des expériences didactiques en étroite collaboration avec l’Institution ouverte au renouvellement des programmes. Les programmes d’éveil du primaire (1969) puis les programmes Haby (1975) du collège sont les fruits de ce contexte favorable aux pédagogies actives. Les premiers souhaitent attiser la curiosité des enfants et le désir d’apprendre en décloisonnant les disciplines. Les seconds adoptent une approche traditionnelle une partie de l’année, puis plus thématique en encourageant à faire des « coupes » comme « La naissance et le développement des villes » ou l’ « évolution des navires et des transports maritimes ». Ils introduisent ainsi de l’histoire économique et sociale et revendiquent une « pédagogie par objectifs ». Certains enseignants fondent leurs espoirs dans ce qui se rapproche d’un enseignement en sciences sociales mais la pression disciplinaire finit par l’emporter.

Les années 1980 : le redressement républicain, national et européen :
Le « grand débat » 12 commence en 1979, préparée en amont par l’APHG (Association des professeurs d’histoire-géographie) dès 1976 pour protester contre cette dissolution disciplinaire. Alain Decaux, en « Une » du Figaro magazine lance un cri d’alarme : « Français, on n’enseigne plus l’histoire à vos enfants ». Fortement relayée, l’ « affaire » pénètre jusqu’au sommet de l’Etat et fait l’objet d’une question au conseil des ministres. Le ministère se lance dans la réécriture de programmes. Les préoccupations pédagogiques s’effacent devant une nouvelle priorité indexée aux débats politiques du moment : la place des élèves immigrés dans les classes et la propension de l’histoire scolaire à faciliter l’intégration en fabriquant du commun. La problématique nationalo-républicaine reprend ses droits, aidée en cela par l’arrivée du ministre Chevènement qui souhaite infléchir les programmes vers la conscience républicaine, nationale et européenne. Les nouveaux programmes en reviennent à une écriture traditionnelle : continue, politique, événementielle ; mais ils confèrent à l’ensemble une véritable inflexion civique, accentuée par le retour de l’éducation civique qui permet de faire des ponts entre les deux matières. Cela ne se lit pas tant dans les thèmes abordés qui déroulent le menu traditionnel que dans les préambules de programmes.

Ainsi pour le primaire, les programmes viseront à : « Faire comprendre progressivement aux élèves qu’ils seront appelés à exercer des responsabilités dans une société démocratique où ils auront des droits et des devoirs, où ils devront respecter les différences légitimes, travailler à améliorer la participation de chacun à la vie nationale et se préparer à défendre les valeurs démocratiques »13.
Et au collège : « Il [le programme]donne à l’histoire nationale la place qui lui revient dans le dialogue des grandes civilisations. Il montre comment s’est constituée l’identité nationale et fait apparaître, à travers les siècles et les régimes, la continuité de l’histoire de la France, creuset de peuples et de cultures, ainsi que la nature des défis successifs auxquels notre pays a été confrontés » 14
Cette charge civique articulée à la problématique identitaire s’installe pour un temps long dans l’histoire de la discipline.
Les années 1990-2000 : Mémoire, patrimoine, identité :
A mesure que se reconfigure une société française travaillée de plus en plus par des revendications identitaires elle-même attisées par la crise économique et sociale, la question de la place des minorités dans le récit national se pose avec plus d’acuité. Comment prendre en compte les histoires singulières ? C’est l’une des questions prégnantes de nouveaux programmes. Parallèlement, le courant historiographique impulsé par les Lieux de mémoire de Pierre Nora occupe le champ académique. Pour l’historien, il faut dissocier la nation de l’Etat, promouvoir la mémoire à laquelle « La nation doit son acception unitaire » . Les héros glorieux du passé ont fait long feu, ceux sur lesquels l’adhésion de tous était recherchée. Le devoir de mémoire s’inscrit en lieu et place d’une histoire de la déférence aux héros . L’affectif refait surface mais change de nature. Puisque les grands événements et/ou héros historiques n’inspirent plus l’admiration préalable au sentiment d’appartenance collective, la mémoire se chargera de mobiliser des registres aussi variés que la reconnaissance, l’empathie, la célébration, ou le remords ; autant de sentiments qui fabriquent racines, attachement, tout en ouvrant la possibilité d’une prise de parole des plus dominés. Le terreau est alors favorable au développement d’une politique de la mémoire. La société française s’était plongée dans les pratiques mémorielles dès le début des années 1980, voire un peu avant : vogue de la généalogie, année du patrimoine (1980), multiplication des musées, commémoration du bicentenaire, ou développement de l’histoire orale… en étaient autant de signes 15 . La mise en avant d’une lecture patrimoniale de l’histoire implique une autre forme de regard sur soi. Symboliquement, le patrimoine renvoie davantage à l’idée d’un héritage à sauvegarder. Il s’agit de l’idée d’une conservation d’acquis plutôt que celle d’un projet collectif. Cette valorisation du patrimoine devrait fournir une matrice identitaire au sein de laquelle chacun pourrait trouver place. Ce qui prévaut est donc bien d’assumer la convergence des mémoires multiples vers une mémoire nationale porteuse d’une identité commune. Les programmes de 1995 répondent donc à ces objectifs mémoriels, patrimoniaux et identitaires. Diverses citations issues des Instructions officielles et documents d’accompagnement permettent d’en rendre compte : 
 Sixième : « L’histoire et la géographie permettent d’éclairer et de mettre en perspective les notions d’identité, de citoyenneté et de patrimoine » (…)« L’objectif est de construire une culture ». 
 Cinquième et quatrième : « Les élèves en difficulté scolaire ont, plus encore que les autres, besoin de s’extraire de leur environnement quotidien, pour accéder à un autre univers culturel, celui dans lequel s’inscrivent les programmes. Il s’agit bien d’enraciner une culture commune à tous » [16.
Cette empreinte mémorielle s’est renforcée tout au long de la décennie ; notamment par le biais des lois dites mémorielles qui ont pénétré les curricula non pas par une réécriture des programmes, mais souvent par les manuels (renouvelés plus souvent) ou par des directives du Bulletin officiel de l’éducation nationale.
Et aujourd’hui :
Le quinquennat qui vient de s’achever a connu à une réécriture des programmes d’histoire du Primaire au Lycée. Il est donc un laboratoire d’observation tout à fait pertinent pour comprendre les nouveaux enjeux. Les programmes de Primaire, parus en 2008 sont sans doute les plus nettement réactionnaires si l’on entend par ce terme une volonté assumée de retour à une écriture scolaire traditionnelle de l’histoire amarrée au projet nationalo-républicain. Alors que les précédents programmes de 2002 coordonnés par l’historien Philippe Joutard se voulaient profondément novateurs et proches de problématiques historiographiques récentes (histoire des immigrations, étude de groupes sociaux etc) 17 , ceux de 2008, écrits dans la plus grande précipitation, se présentent comme une succession de repères classiques (Alésia, baptême de Clovis etc.) et de jalons biographiques (Vercingétorix, Clovis, Charlemagne, saint Louis, Jeanne d’Arc etc.). Ils reposent uniquement sur la mémorisation. Les programmes de collège tentent de concilier la spécificité disciplinaire (notamment dans ses articulations avec les avancées historiographiques) et la politique du Socle commun des connaissances et des compétences. Des questions assez inédites ont fait leur apparition comme l’étude des royaumes africains médiévaux. Des reformulations témoignent de la volonté d’intégrer les dynamiques scientifiques récentes (ex : « la colonie » appréhendée comme l’espace géographique de la rencontre coloniale jusque là absente des programmes en 4e ou encore l’histoire des immigrations en 3e) ou de rendre intelligibles des débats mémoriels (introduction de l’étude de la traite transatlantique en 4e). Les programmes sont rédigés sous la forme connaissances/capacités/ démarches. Les nouveaux programmes de Lycée (voies générales) sont davantage en rupture avec les cycles précédents. Ils procèdent par « effet zoom » sur des moments historiques spécifiques, au risque de brouiller la trame chronologique, surtout en première où les deux guerres mondiales sont abordées avant l’étude des totalitarismes, ou par l’appréhension d’une question sur le temps long (Terminale/ex : « Médias et opinion publique depuis l’affaire Dreyfus). Les modalités d’apprentissage de l’histoire répondent donc à des modèles très différents du Primaire au Lycée. L’absence de cohérence inter-cycles rend très difficile une réflexion globale sur le sens de son enseignement. Ces différents montages n’offrent pas une même lecture du passé aux élèves. La succession des appréhensions diachroniques et synchroniques des moments historiques n’est pas inintéressante en soi mais elle requiert un minimum d’explication et de recul tant du côté des élèves que des enseignants.
Quelle histoire à l’Ecole, pour quelles finalités ?
Les savoirs historiques scolaires ne sont pas des savoirs académiques :
L’histoire scolaire en France repose sur plusieurs logiques. Sur le plan formel, on note une continuité chronologique sous la forme traditionnelle « de l’époque lointaine à nos jours » puis une approche spiralaire puisqu’il s’agit de revisiter cette chronologie à chaque cycle : élémentaire (cycle 3), Collège puis Lycée. C’est une histoire « scientifiquement » exigeante au regard d’autres pays et qui s’efforce de balayer les moments historiques considérés comme fondateurs d’une mémoire collective. Il serait erroné de la considérer aujourd’hui comme totalement « nationalo-centrée ». Sauf dans le cas des programmes de l’école primaire qui se focalisent sur la France, les autres moments de la scolarité s’efforcent de s’ouvrir à de nouvelles aires géographiques (En 6e, l’Inde des Gupta et la Chine des Han) et à croiser les regards (Seconde : Découverte du monde ?). Les dimensions européennes ou mondiales sont très présentes, notamment en lycée (histoire géopolitique des conflits). De même, contrairement à certaines idées reçues, il n’y pas de non-dits ou tabous dans l’histoire scolaire. Chaque événement peut y être abordé. La question la plus intéressante est de voir comment un événement trouve sa place dans le montage prévu : un programme scolaire ne répond jamais à un souci d’exhaustivité mais le cadre initial dicte des manières de dire les événements qui peuvent être particulièrement contraintes. A titre d’exemple, cela ne revêt pas le même sens d’évoquer la Commune de Paris dans le cadre d’une histoire des révoltes/révolutions populaires et dans celui de la naissance de la Troisième République. Dans le premier cas, la Commune est abordée comme un moment historique en soi porteur d’un projet politique, dans le second il n’est qu’un contretemps à une inéluctable institutionnalisation de la République. La fabrique des programmes accentue la spécificité de la forme scolaire des savoirs. Cette chaîne de construction est sous contrainte : celle des horaires, des cycles, des filières etc. La première relève de la forme scolaire régulièrement réaménagée par les différents ministères sous contraintes de moins en moins pédagogiques et de plus en plus en plus budgétaires : horaires allouées aux disciplines, rythme des réformes de cycles et de filières etc.). Tel un casse-tête chinois, la commission chargée des programmes est contrainte de mettre en conformité contenant et contenus par un cadrage horaire très strict, contraignant, et de plus en plus éloigné des situations d’apprentissage possibles autres que la cadence magistrale ou apparentée. De plus en plus précipités, les moments d’écriture de programmes relèvent désormais d’un simulacre de circularité démocratique où auditions, consultations « du terrain » ne servent qu’à modifier très à la marge et finalement valider la décision descendante de la pyramide administrative. Quels programmes tout cela donne-t-il ? Comme l’écrivait déjà en 1994 Henri Moniot, l’un des rares historiens à s’intéresser à la didactique : « Les programmes nous baladent dans un grand tout narratif (…) ils recyclent le long des années scolaires des morceaux narratifs recomposés dont les personnages et décors sont bien là, mais les intrigues ont changé » En 2013, le constat est encore plus sévère. Du primaire au lycée, on déplore encore des pesanteurs quasi séculaires : en primaire, les programmes 2008 sont totalement assujettis à une trame nationalo-centrée structurée par des repères chronologiques et des personnages historiques pétrifiés dans leur mythologie. Malgré leur apparente nouveauté, les programmes du Secondaire répondent également à une logique encyclopédique. Le découpage périodique n’est jamais retravaillé. Sous prétexte d’introduire des approches nouvelles, les programmes renforcent leur caractère directif et sèment la confusion dans les modalités d’apprentissage. A ce propos, les « entrées » ou « études » thématiques – si stimulantes que puissent être ces approches 18 – n’apparaissent actuellement que comme des stratégies de gain de temps difficilement assimilables par les élèves autrement que comme simples exemples alors qu’elles gagneraient à être travaillées à la fois dans leur singularité (synchronie) et dans leur articulation avec une généralisation ; ce qui serait très chronophage, mais ô combien pertinent. Les programmes de lycée se veulent thématiques. C’est le cas en Seconde (moitié du programme) et dans les futurs programmes de Terminales générales. Les fameux « thèmes » du programme de 1re en revanche ne sont qu’une manière de procéder à des carottages dans des segments chronologiques tout à fait conventionnels ; d’où leur aberration, leur manque des sens, et la virulence des critiques à leur encontre qui se sont malheureusement souvent cantonnées à la réclamation d’un retour à la chronologie classique. Finalement, il n’existe pas de réelle politique de l’enseignement de l’histoire en France qui soit fondée non sur les sempiternels poncifs civiques et identitaires, mais sur une appréhension véritable des finalités critiques inhérentes à cette matière 19.
De l’histoire ? Mais pour quoi faire ?
Les préambules de programmes sont l’un des lieux où apparaissent ces finalités, même si on y lit quelques topoi redondants : former à l’esprit critique et comprendre le monde contemporain. Ils se focalisent désormais sur les « capacités » à acquérir plutôt qu’à une véritable réflexion épistémologique sur la discipline, à savoir : Quels sont les outils conceptuels qui font accéder au raisonnement historique ? Quel regard la conscience historique permet-elle de porter sur le monde ? La question des finalités de l’enseignement de l’histoire est très largement débattue depuis l’acte de création de l’histoire scolaire sécularisée. En 1907, Charles Seignobos, considéré comme l’un des piliers de l’école dite méthodique, prononce une conférence au musée pédagogique 20 intitulée : « L’histoire comme instrument d’éducation politique ». « Si de l’histoire on a fait une matière commune à tous les élèves de l’enseignement secondaire, c’est qu’on l’a crue capable d’améliorer un genre d’intelligence et d’activité utile non à une partie seulement des élèves, mais à toute la nation. Ce qui est utile à tous les élèves, c’est de comprendre le monde où ils vont vivre, de s’y intéresser et d’être prêts à y agir ». Cette formule d’ « éducation politique » mérite peut-être d’être actualisée en s’attardant un peu sur le « genre d’intelligence » et surtout sur la nature de l’« utilité » visée, au présent, par un enseignement de l’histoire. Appelons, à la suite de beaucoup d’autres, ce « genre d’intelligence » la conscience historique. En quoi la conscience historique est-elle une condition de la conscience politique, c’est à dire de la possibilité de se situer comme sujet politique autonome dont la passivité ou l’activité relèverait de choix conscients ? Pour le philosophe Hans Georg Gadamer, la conscience historique consiste à : « comprendre historiquement sa possibilité d’avoir un comportement historique »21. La première condition réside dans le caractère étranger de ce qui est à comprendre, c’est à dire du passé. Il y aurait nécessité d’un travail de désaffiliation par rapport au passé pour en mesurer « l’extériorité par rapport à soi » et pouvoir commencer un véritable travail d’interprétation. Le caractère extérieur du passé passe alors par son étrangeté, et l’apprentissage d’une conscience historique appelle un maintien dans cette étrangeté, c’est à dire que l’interrogation « que s’est-il passé ? qui agit ? pourquoi ? quels sont les effets ? » doit « mettre à nu les possibilités et les maintenir en éveil ». La conscience historique comme élément de la conscience politique suppose enfin une logique de projection dans le présent et dans l’avenir : l’outillage conceptuel et méthodologique transmis par un enseignement historique doit pouvoir être réinvesti sur des objets contemporains : enjeux sociaux, prises de positions, controverses etc. Cette question de la « projection » que d’autres appellent « identification » est fondamentale car elle implique une réflexion sur le statut des acteurs du récit scolaire. Il n’est plus possible de dire aujourd’hui que l’histoire enseignée dans le secondaire soit encore celle des grands hommes. Certes, de grandes figures persistent, mais le peuple n’est pas absent du récit scolaire. Il est étudié sous l’angle d’une histoire culturelle ou histoire des représentations purgée de sa dimension économique et sociale. Le peuple de l’histoire scolaire est un « on » informel « agi » par la culture du moment. Ainsi, la « culture de guerre », la « culture coloniale » ou la « culture républicaine » sont-elles des modèles explicatifs des actes des hommes et des femmes du passé. Présentées comme un « allant de soi » alors que ces formules sont très discutées dans le monde académique, les « cultures » fournissent l’opportunité de donner l’illusion d’une participation populaire à la marche de l’histoire. Ce faisant, elles masquent tout ce qui est de l’ordre des choix singuliers, des rapports de domination ou des conflictualités inhérentes à toutes les sociétés. L’histoire culturelle, telle qu’elle est présentée dans les programmes scolaires fabrique un consensus apparent de soumission des peuples à l’air du temps. Les mobilisations ne sont presque qu’épiphénomènes ; même dans la lutte révolutionnaire, les différents rapports de force s’effacent derrière l’annonce du premier modèle républicain.
On l’aura compris, la grande absente dans l’écriture scolaire de l’histoire reste la dimension sociale, ou la place de l’ « ordinaire » 22. Les différents débats actuels : « Où est l’histoire des femmes ? Où sont les minorités ? » ne formulent pas correctement la question car ce sont globalement les hommes et les femmes ordinaires du passé qui sont niés en tant qu’acteurs et groupes sociaux. Parce qu’elle nécessiterait une autre grammaire qui insisterait sur le poids de la contingence, sur la succession des « hasards », sur l’histoire économique, sur la multiplicité des perceptions, une telle histoire répondrait difficilement aux finalités mémorielles, patrimoniales et identitaires préalablement décrites. Il y a bel et bien là une contradiction majeure avec les finalités proclamées de l’enseignement de l’histoire. Car si l’on admet qu’il s’agit de travailler à l’apprentissage d’une conscience historique comme mode d’intelligibilité du monde contemporain, si cette conscience historique consiste à prélever dans les possibles du passé des outils d’interprétation du présent, alors on voit mal comment les enfants, adolescents, puis jeunes adultes peuvent envisager leur rôle dans la marche du présent en tant qu’acteurs responsables. Il faudra bien un jour oser se demander pourquoi tant d’enfants et d’adultes répètent encore que tout cela ne les intéresse pas. « Parce que c’est du passé ? » « Parce que ce ne sont que des dates à apprendre par cœur ? », « Parce que les élèves préfèrent regarder la télévision et internet ? » Ou bien plus modestement parce que tout cela ne leur parle guère et qu’ils ne voient pas à quoi cela peut servir ? Dire que nous contribuons à l’intelligibilité du monde en transitant par le passé est totalement réducteur : la connaissance du passé, en soi, sur le modèle cumulatif des connaissances, ne constitue qu’un « voyage dans le temps » parfois certes plaisant mais susceptible d’être proposé par d’autres agences de voyage que l’école. Dire que l’histoire fabrique de l’adhésion à un projet national nous semble relever d’un acte de foi « déshistoricisé » qui oublie la multiplicité des référents identitaires et le brouillage actuel des échelles d’appartenance. Enfin, est-il besoin de dire que le « plus jamais ça » sous-tendu par le « devoir de mémoire » se décrédibilise de lui-même au fur et à mesure de la marche de l’histoire ?
« Refonder » l’enseignement de l’histoire ? Quelques pistes
Commençons par soumettre au débat ce que nous considérons comme le sous bassement possible d’une politique de l’enseignement de l’histoire sous la forme de quelques propositions pouvant servir de cadre général à de futurs curricula d’histoire : 
 Rompre avec le récit téléologique : accepter que, dans le passé, rien n’est jamais joué d’avance. Il s’agit donc d’insister sur l’éventail des possibles. 
 Réfléchir aux effets de miroir entre passé et présent : tout événement passé a un « degré d’actualité » (Walter Benjamin). Il donc existe une proximité de l’apparente étrangeté.A l’inverse, ce qui apparaît comme familier peut se révéler d’une importante étrangeté. 
 La chronologie procède d’un « besoin de datation » (Henri Moniot), c’est à dire d’une datation naturellement appelée par l’analyse de l’objet sans laquelle l’objet devient incompréhensible, et non une date fétichisée. Elle peut prendre la forme d’une formule, d’une période, d’un avant/après, ou d’une date fixe. 
 L’histoire a un caractère saccadé ; elle est « intempestive, ironique, saccadée, disruptive » (Arlette Farge) 23 Il n’y a pas de causalité linéaire. 
 L’identification ne relève pas de l’héroïsation mais du groupe social ou groupe d’anonymes car l’enseignement de l’histoire porte un projet de justice, d’égalité et d’émancipation 
 L’histoire scolaire n’est pas mise au service du pouvoir et n’a pas de vocation thaumaturgique. 
 Bien plus qu’un grand récit identitaire, l’enseignement de l’histoire construit des outils d’analyse. 
 De ce fait, rien ne justifie que l’enseignement de l’histoire à l’école primaire reste campé sur le national 
 L’histoire scolaire valorise les questions sensibles comme des objets emblématiques des débats et des conflits qui sont au cœur de la démocratie. Du même coup, l’instruction/éducation civique ne s’impose donc plus à l’école. 
 Enfin, la mise en cohérence interdisciplinaire s’appuie sur un projet global de l’école indépendant des attentes de l’ « économie de la connaissance » Dans cette logique, l’école ne doit pas s’apparenter à la gestion de l’héritage fantasmé de la Troisième république mais reste à inventer sur les fondements d’une démocratie participative, désintéressée et avide de savoirs gratuits.

-* Laurence De Cock est professeure agrégée d’histoire-géographie en lycée. Doctorante en Sciences de l’éducation à l’Université Lyon2, elle travaille sur la construction et la scolarisation de la mémoire coloniale. Elle a notamment codirigé La fabrique scolaire de l’histoire, Agone, 2009 et publié de nombreux articles sur la mémoire coloniale et l’enseignement de l’histoire.