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Le problème Robespierre, son héritage, ses héritiers

mercredi 21 janvier 2015

Le problème Robespierre : celui de son héritage, ou de ses héritiers ?
ou des raisons idéologiques de la difficulté à assumer
l’héritage révolutionnaire dont Robespierre est le représentant par
Serge Deruette

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La personnalité de Robespierre a toujours été malmenée. Peut-être l’est-elle, ces dernières décennies, plus que jamais. Cela fait déjà une longue génération qu’une certaine conception de l’histoire renoue avec l’idée thermidorienne de déprécier, sinon de dénaturer ou d’occulter son rôle dans la Révolution française avec laquelle pourtant il fait corps.

La large participation du public à notre colloque qui aujourd’hui, à la faveur du regard qu’y a porté Henri Guillemin, honore sa personnalité s’inscrit à contre-courant de cette tendance, et je m’en réjouis.
La question que je voudrais traiter ici est de savoir pourquoi il est si difficile d’assumer l’héritage révolutionnaire dont Robespierre est le représentant : quelles en sont les motivations idéologiques, sociales, politiques ?

On a déjà abordé l’une ou l’autre de ces raisons dans le cadre de ce colloque, notamment celle de son rapport à la religion qui est effectivement centrale et lancinante chez Guillemin dans son approche de Robespierre. Ce n’est pas ce genre de question que je veux traiter ici, mais plutôt celles induites par le fait qu’il fasse corps avec la Révolution. Cela revient à poser d’abord la question du « grand homme » dans l’histoire qui, c’est son lot, peut être positivement ou négativement connoté. En ce premier sens, pensons notamment à ce personnage que Guillemin n’appréciait en revanche guère, celui de Napoléon, dont l’action est à la fois la matrice si peu volontaire de la propagation des idéaux de la Révolution et le fossoyeur de celle-ci. Robespierre relève sans conteste de la connotation négative (conception que, assez à contre-courant et non sans finesse, ne partageait pas Guillemin), lui qui fait par excellence l’objet d’une « légende noire » née immédiatement après Thermidor. Il n’est pas le seul. D’autres lui ont succédé dans l’histoire mondiale. Parmi ceux-ci Lénine ou Staline qui, plus souvent qu’à leur tour régulièrement nominés, sont mobilisés, comme par une évidence qui se passe d’aucun besoin de démonstration, pour obscurcir encore son image lorsqu’elle sera présentée comme une des grandes références originelles de ses successeurs.

La question du rôle des « grands hommes »

Abordons donc d’abord cette question des « grands hommes », de ces hommes proclamés tels du moins, héros et démiurges tout à la fois, conception de l’enfance de l’histoire, mais que l’on retrouve pourtant toujours vivace à travers la médiatisation de l’histoire et, de façon plus générale, au travers de l’engouement populaire pour le genre biographique. Dans le cas de Robespierre, appréhender son rôle dans la Révolution comme celui de l’homme qui fait tout et dirige tout serait céder à une définition des grands hommes et de leur action qui serait historiquement datée, d’avant la révolution industrielle sinon même d’avant la Révolution française. Une telle définition, restrictive des forces à l’œuvre, n’accorderait aucun rôle aux masses par définition anonymes que les grands hommes sont censés représenter ou diriger, et moins encore au cours obscur qui travaille la société dans les tréfonds de son activité économique. Il convient plutôt de concevoir le grand homme comme traçant la destinée historique dans la mesure où il en représente les forces sociales, économiques, politiques, idéelles elles-mêmes ; où, émergeant de l’histoire, marquant celle-ci de son nom, il apparaît tout à la fois comme une de ses résultantes et comme un de ses acteurs particuliers au rôle privilégié, situé à la tête des forces historiques ou de l’une de celles-ci. Son rôle, loin d’être négligeable, y est circonscrit par les conditions de la société de son temps : il y joue un rôle transformateur dans la mesure et dans les limites où ces conditions sont transformables. En même temps, somme toute, produit de la société où il intervient et preuve de sa « malléabilité », il préside à ses transformations, à son mouvement, à son évolution ou à sa conservation, à sa révolution ou à sa contre-révolution dans la marge de manœuvre que circonscrivent les forces qui, au moteur de l’histoire, lui permettent d’y présider.

Un des historiens qui ont réfléchi à mon sens avec le plus de pertinence sur cette question du rapport du grand homme aux masses et à son temps, aux forces qui y sont à l’œuvre, est l’Anglais Edward H. Carr dans son petit livre What is History ?, de 1964, un texte qui a fait référence longtemps dans l’historiographie anglaise, mais aussi française, comme l’a consacré sa traduction sous le titre Qu’est-ce que l’Histoire ? en 19881. Pour lui, le grand homme est la résultante des forces sociales dont il est le dirigeant parce que celles-ci, précisément, le nécessitaient pour les diriger.

C’est, écrit-il, « un individu remarquable qui est tout à la fois le produit et l’agent du processus historique, en même temps que le représentant et le créateur de forces sociales qui transforment le visage du monde et les conceptions des hommes », des forces dont il exprime et infléchit le cours. Dans cette conception, il distingue deux formes du grand homme. D’une part, celui qui bénéficie de ces forces sociales qui le poussent à les représenter voire à les symboliser. D’autre part, ces personnages qui, quant à eux, vont à contre-courant de ce qui est et se fait dans leur monde, en se portant à la tête des masses populaires anonymes, opprimées et réprimées et en soutenant, canalisant, organisant et dirigeant leur mouvement de contestation et de sédition.

En ce sens, écrit E. H. Carr, « il faut reconnaître une plus haute dose de créativité aux grandes figures qui, tels Cromwell ou Lénine, ont contribué à modeler les forces qui les ont hissés vers la grandeur, qu’à un Napoléon ou à un Bismarck, qui se sont prévalus de forces existantes pour s’acheminer vers la grandeur ». Ainsi, par exemple, Thomas Münzer au début du XVIe siècle en Allemagne ou Gerrard Winstanley au milieu du XVIIe en Angleterre. Ainsi à la fin du XVIIIe en France : Maximilien Robespierre.

Ces hommes qui inversent le cours des choses jouent incontestable­ment un rôle plus important que ceux qui les gèrent pour le bénéfice de leur perpétuation et de leur reproduction, un rôle capital et décisif parfois. Pourtant, de façon étonnante peut-être, mais plutôt sans doute en raison évidente même de leur action qui accélère le cours de l’histoire, ce sont ces grands hommes, les révolutionnaires, qui font l’objet le plus souvent de cette « légende noire ».

La modulation de ce mythe par lequel est déprécié, méprisé et dénigré Robespierre, je l’envisagerai ici plus particulièrement dans le cadre de l’actualité, celle des trois dernières décennies où elle est mise en évidence au moins tout autant, sinon plus encore, que dans l’ensemble de son parcours depuis sa fondation au lendemain même de Thermidor.

La période dont je parle a commencé dès avant la commémoration du bicentenaire de la Révolution, où Robespierre, et Saint-Just, et Marat aussi, ont fait figure de grands « oubliés » : on a préféré mettre plutôt en évidence des personnalités comme Danton ou Sieyès, on n’a pas hésité non plus à reprendre La Fayette et même aussi Talleyrand. Ce bicentenaire, qui s’est déroulé en grande allégresse au sein des sommités dirigeantes de la République française, a culminé officiellement avec la cérémonie à l’Opéra Bastille, à laquelle Mitterrand avait invité toutes les têtes couronnées du globe pour y célébrer cette révolution qui avait mis fin à l’absolutisme et, dans la foulée trois ans plus tard, à la monarchie elle-même...

Et pour le « petit peuple », étaient organisées, comme il se doit, ces grandes manifestations susceptibles de provoquer l’engouement et la fascination pour ce qu’il est censé considérer comme de la grandeur, et au cours desquelles on a pu notamment voir défiler sur les Champs-Elysées... des éléphants - on est ici bien en peine de cerner le sens profond de leur convocation. Au total, une célébration commémorative que l’on pourrait appeler un « enterrement de première classe » de la Révolution française.


Robespierre « héros noir »

Pourquoi cette légende négative toujours vivace et même revivifiée aujourd’hui ? Sans pour autant en reprendre son historiographie ni remonter à sa formation, j’interrogerai les motivations actuelles.

La Révolution. — Robespierre incarne en la Révolution non seulement le changement d’ordre politique, mais le large mouvement d’action populaire de masses, nécessairement violent, qui a permis la rupture avec un régime millénaire. Là gît sans doute la raison principale pour laquelle les faiseurs d’opinion main stream au service des puissants de ce monde -ceux qui disposent pour ce faire des moyens, y compris la désinformation, de reproduire les conceptions sociales - n’aiment pas la Révolution telle qu’elle s’est déroulée réellement. Objet symbolique et référence ritualisée, soit, mais pas réalité historique concrète de transformation de l’ordre des choses dans l’histoire. Même initiatrice d’une société au sein de laquelle ils sont aujourd’hui au pouvoir, la Révolution française n’échappe pas à la règle.
Quand en effet, au travers de tensions et de contestations à museler, on domine la société, s’il est un discours qu’il n’est pas bon de rappeler, c’est celui de la révolution elle-même, fût-elle fondatrice. On aime au contraire prétendre que la société dans laquelle on vit est immuable, éternelle. Que certes il est des imperfections qui doivent y être corrigées, mais que cela ne nécessite certainement pas de devoir pour autant la transformer de fond en comble.

Ce faisant, si elle est immuable et éternelle, la société ne peut pas non seulement avoir de fin, elle ne peut pas non plus avoir d’origine. Accidents de l’histoire et objets froids, sans lien aucun avec le parcours historique auquel elles ont pourtant ouvert la voie, il n’est nul besoin de mettre en évidence le rôle fondateur des révolutions quelles qu’elles soient.

Prenons, puisque je viens de Belgique, l’exemple de la révolution qui a mis ce petit pays sur les fonts baptismaux dans les Journées d’août et septembre 1830, qui suivent comme par conduction les Trois Glorieuses à Paris. Si l’on aime à rappeler que ces journées ont permis l’éclosion du pays, elles ne le sont jamais que comme péripéties, après qu’on en a soigneusement gommé ce qui concerne l’investissement des masses, là où elles se sont avancées sur l’avant-scène de l’histoire, et y ont mené les combats décisifs qui ont permis la création du nouvel État contre les troupes hollandaises.

Ici non plus, il n’est pas bon de rappeler ce fait, aux dépens duquel on préfère mettre en exergue le rôle du personnel politique qui a, dans l’intérêt de la bourgeoisie libérale et catholique, unie pour les besoins de la cause, confisqué le pouvoir. De façon générale, on n’aime pas rappeler qu’on est issu d’une authentique révolution faite par les masses, celles auxquelles, disait ce penseur allemand du XIXe siècle, la bourgeoisie accorde avec tant de complaisance d’usurper un seul droit, celui de se battre à sa place.
Les puissants et leurs faiseurs d’opinion répugnent à rappeler cette origine, de la même manière et parce qu’ils aiment imaginer et laisser imaginer que nous vivons dans une société qui a comme horizon, et jusqu’à la fin des temps, jusqu’à la veille du Jugement dernier, de ne devoir jamais être transformée par une quelconque action populaire ; que la démocratie représentative - on a rappelé ce matin comment ces deux termes accolés pouvaient constituer un bel oxymore - existe aujourd’hui pour ne jamais demain connaître de fin ; que, ne pouvant se terminer, elle ne peut pas non plus avoir commencé.

En cette conception aussi largement propagée qu’elle est profondément idéologique, réside sans doute pour une part le fondement du mépris dans lequel on tient Robespierre qui a dirigé ce mouvement populaire fondateur et lui a accordé une place pour en finir définitivement avec l’ordre féodal et monarchique, offrant ainsi la possibilité de construire un État moderne : processus historique qui, à travers tant de circonvolutions, de révolutions et de retours en arrière - puisque c’est le lot de l’histoire de ne pas avancer de façon linéaire -, a mené à la société telle que nous la connaissons aujourd’hui mais qui alors, en l’an II, prenait pour la bourgeoisie d’affaires thermidorienne, comme pour celle d’aujourd’hui, une direction nécessairement erronée et dangereuse.

Le peuple. — L’action des masses elles-mêmes sur laquelle Robespierre s’appuie, sans laquelle il n’aurait pas été ce qu’il a été, est un autre des éléments qui permettent d’appréhender comment cette légende noire a pu se construire à son propos. S’il fait corps avec le peuple, le peuple pour lui c’est « le petit peuple », ainsi qu’on l’appelle couramment aujourd’hui encore. Ce n’est pas le peuple de Locke ou de Montesquieu par exemple, ce sont ces masses exclues dont il s’agit de prendre en compte les revendications.

Robespierre défend l’idée d’un suffrage universel, une conception aujourd’hui acquise, que l’on ne s’avise pas, hors les fascistes, de remettre en cause. Mais il va beaucoup plus loin que cette seule idée, Claude Mazauric le montre bien ici : il se fonde, non sur le seul droit de suffrage, mais sur l’action des masses elles-mêmes, sur l’activité des sociétés populaires et celle, autonome, de la sans-culotterie.

Même à ne reprendre que cette idée du suffrage universel qui, à la fin du xvme siècle, n’en est qu’à ses balbutiements, il faut être hardi, c’est-à-dire démocrate dans le sens vrai du terme, pour la défendre comme solution pour abattre l’inégalité et l’oppression, pour proposer que les masses exclues, les paysans et les sans-culottes des villes, analphabètes pour leur plus grande part, puissent s’exprimer au même titre que les puissants et les possédants. Dans l’horizon ouvert par la Révolution, il s’agissait de tout construire, de tout inventer pour donner au peuple et à chacun de ses membres une possibilité d’expression de leurs intérêts sociaux.

Aujourd’hui par contre, derrière le suffrage universel et la représentation politique parlementaire, d’autres conceptions se sont introduites : il s’agit de savoir comment on va diriger ce peuple malgré la prise en compte de ses revendications fondamentales. Le droit de vote universel, en conséquence, prend forcément une autre signification, celle de satisfaire à travers lui, malgré lui, les intérêts des puissants qui dominent la société, non ceux des masses appelées à intervalles réguliers aux urnes.

Alors que Robespierre envisageait les dirigeants de la société nouvelle non comme des « maîtres », mais comme des « serviteurs » du peuple, aujourd’hui la préoccupation des dirigeants, en France comme partout en Europe, est de complaire aux marchés financiers, aux banques, aux agences de notation et de respecter les directives de l’Union européenne qui semble toujours plus être l’officine régionale des précédents.

Ici aussi l’exemple de Robespierre leur rappelle ce qu’ils devraient être et ne sont pas. Ici aussi, les institutions représentatives actuelles sont aux antipodes de ce qu’il envisageait à l’époque de leurs origines révolutionnaires. Le sens généreux, égalitaire, populaire qu’il donnait aux institutions politiques à construire contredit profondément les valeurs qui ont cours aujourd’hui. Mieux vaut, pour asseoir le bon droit des possédants, dénigrer son action et ses conceptions politiques comme l’exemple à ne pas suivre, menant à tous les errements et à toutes les vicissitudes.
L’incorruptibilité. — Mieux vaut aussi que la vertu ne soit plus vertueuse. Une autre raison, il me semble, pour laquelle Robespierre est voué au pilori de la pensée dominante, est cette caractérisation d’incorruptibilité qui lui est inhérente. Peut-être peut-elle paraître plus anecdotique, elle n’en revêt pas moins, politiquement, toute son importance.

Car aujourd’hui plus que jamais, dans une conjoncture de crise propice à l’épanouissement de l’individualisme et dans laquelle l’égoïsme, sinon devient vertu, du moins paraît bien moins critiquable qu’antan, et où l’idée du « sauve-toi toi-même » triomphe parallèlement à celle de l’accession individuelle plutôt que collective au mieux-être, l’incorruptibilité est loin d’être une qualité requise pour les représentants et dirigeants politiques.

L’affairisme triomphant et la corruption comme inscrits dans les mœurs d’une grande partie de l’establishment politique, la tendance générale est à considérer que ceux qui ont la responsabilité de diriger la société doivent être pourvus de tous les privilèges, y compris les privilèges de fortune, et qu’il n’y a aucune raison de ne pas leur accorder ces avantages, même s’ils sont démesurés, en raison de la tâche qui leur incombe.
Dans ces circonstances, que vaut l’attitude de Robespierre qui ne demandait rien pour lui-même ? Quel fossé entre ce dirigeant qui, alors à la tête de l’État révolutionnaire de 93, vivait hébergé dans le petit appartement de la demeure des Duplay qu’il occupait depuis 1791, et les actuels Présidents de la République qui, eux, occupent le Palais de l’Elysée, demeure de luxe symbolique de cette idée, aujourd’hui admise presque comme allant de soi, que les dirigeants doivent jouir d’une aisance et de tant d’autres émoluments qui correspondraient à la hauteur de leurs fonctions.
Face à cette idée, en cela comme en tant d’autres considérations, Robespierre apparaît comme la preuve éclatante qu’il peut en être différemment, si tant est que l’on ne puisse plus dire, sinon à paraître vindicatif et hargneux, qu’il doit en être autrement. Et pourtant, quel dirigeant, quel représentant, vivant ainsi sur une tout autre échelle de grandeur, hors des préoccupations quotidiennes du peuple, peut comprendre les besoins de groupes sociaux de plus en plus précarisés et pour lesquels la difficulté de « terminer les fins de mois » est une réalité permanente ? Comment peut-il savoir ce qu’il en est de leurs inquiétudes et embarras auxquels il prétend répondre ?

Face à celui-là, Robespierre est un reproche vivant de désintéressement, celui d’un homme qui ne défendait pas ses intérêts propres mais se battait pour les autres. Face à la vénalité, admise comme naturelle, des fonctions politiques des hautes sphères de l’État qui caractérise notre époque, son incorruptibilité, devenue par un singulier renversement des choses synonyme de froideur et de désintérêt suspects, est vouée à toutes les turpitudes.L’humanisme. — Parmi ces turpitudes, il y a peut-être surtout, parce que ce reproche est ouvertement cette fois et massivement formulé dans les critiques faites à rencontre de Robespierre, celui d’être un homme « assoiffé de sang ». C’est une idée largement répandue, tant elle est classique de la littérature de diabolisation d’une personnalité historique qui mise sur les valeurs proclamées de l’humanisme, que de lui faire porter tous les crimes les plus abjects, les plus atroces et les plus monstrueux.

Inutile de contester ce qu’a été la Terreur. Mais il faut aussi pouvoir la concevoir autrement qu’avec les lunettes rétrospectives de notre temps, indépendamment des valeurs qui y sont prônées, et ne pas la dissocier de ce qui s’est passé tant avant la Révolution que dans la suite des événements, dont ceux de Thermidor, non moins violents. La Terreur s’inscrit bien dans le processus global de la Révolution, grande entre toutes parce qu’elle est celle de l’irruption répétée et de la présence constante du peuple, un peuple pour lequel on ne s’embarrassait, sous l’Ancien Régime, d’aucune valeur de cet humanisme moderne appelé aujourd’hui à la rescousse pour en condamner avec la force d’une évidence les débordements.

La peine de mort par exemple ! Aujourd’hui, elle peut faire l’objet de bien des considérations après deux siècles d’évolution des mentalités issues du triomphe de la modernité, puis des luttes des travailleurs et des damnés de la terre, celle des droits humains et des peuples. Mais dans l’Ancien Régime, pourquoi l’oublier, elle était façon de Justice, appliquée aussi par le feu ardent des bûchers, et dans le cadre d’une panoplie de châtiments dont on sait la délicatesse.

Pourquoi aurait-il fallu que le peuple qui s’en libérait nourrît, par le seul fait de s’en libérer, les préoccupations qui ont mis quelque deux siècles encore pour s’affirmer ? Robespierre s’est bien pourtant déjà opposé, lui, à cette peine de mort. Mais qu’il se soit prononcé pour la mise à mort du roi et ait fait fonctionner la machine de la Terreur laisse à ses détracteurs cette possibilité de mettre en avant l’image unilatérale et intemporelle d’un « homme assoiffé de sang ».

Et le fait qu’il se soit prononcé aussi contre ce qu’il appelait, par cette formule devenue célèbre, les « missionnaires armés »3 qu’il ait été un des rares - un des rares avec Marat, cet autre « assoiffé de sang » du discours dominant - à s’opposer à la guerre de rapine voulue par la grande bourgeoisie d’affaires et ses représentants, ne peut même plus relativiser cette image sanguinaire. Car la guerre aujourd’hui a revêtu le caractère de ses justifications lorsqu’elle est faite par « notre » camp, celui des préoccupations humanitaires elles-mêmes : la guerre « pour la démocratie », « pour la liberté » et « pour les Droits de l’Homme », une guerre humanitaire en somme.
Ainsi par exemple en Irak, par deux fois en une vingtaine d’années, ainsi dernièrement aussi en s’autorisant à aller allègrement bombarder la Libye, pour « sauver des vies » dit-on, même si l’on en supprime tant sous les décombres à grands coups de bombes d’une tonne, mais larguées pour la bonne cause, au nom de valeurs « humaines et démocratiques ». Ceux qui aujourd’hui, tenant le point de vue de Robespierre, s’opposent aux « humanitaires armés » sont en conséquence suspects de soutenir l’autre camp, celui des dictateurs, nécessairement sanguinaires, que la propagande peut d’ailleurs ainsi encore assimiler à des parents pas si lointains du Robespierre de la légende noire lui-même.


La modernité au prisme de la postmodernité

Une dernière considération enfin sur le contexte idéologique général qui a été celui des trente dernières années. La question de l’héritage de Robespierre ne s’inscrit pas seulement, on l’a vu, dans le cadre historiographique où la Révolution est réinterprétée au travers de prismes nouveaux qui en occultent le contenu social, mais dans l’ensemble des conceptions idéologiques qui traversent aujourd’hui notre société.
On a assisté, dans ce que l’on appelle les sciences humaines qui la véhiculent derrière l’étendard de la scientificité, à l’éclosion de la postmodernité : cette conception s’inscrit en faux par rapport aux acquis du siècle des Lumières, ceux de la rationalité, car elle mène à considérer que tout, y compris ce qui n’a rien de rationnel, peut faire sens, que ce faisant la question du sens est superflue, et donc aussi que tout peut ne pas avoir de sens. Dès lors il est bien difficile de dégager une ligne directrice et interprétative des choses, puisque, celle de la raison y étant suspecte de trop de rigidité, toutes les idées peuvent se retourner contre elles-mêmes.

Dans ce monde où se confondent et s’inversent les valeurs, ce qui était considéré auparavant comme progressiste peut devenir conservateur et, pareillement, ce qui était considéré comme conservateur être perçu comme progressiste. Les « progressistes », ce sont ceux qui veulent aujourd’hui renverser l’ensemble des structures qui ont fait l’objet, au siècle dernier, de tant de conquêtes sociales des masses et, sous leur pression, de tant de concessions accordées « pour éviter le pire » par les possédants. En revanche, les « conservateurs », ce sont ceux qui veulent les maintenir contre les vents violents de la dérégulation et de ce que l’on appelle le « néolibéralisme », un archéo-libéralisme en fait puisque, plat réchauffé dans de vieilles casseroles, il renoue avec sa version première et archaïque.

Pour l’illustrer, prenons, parmi les nouveaux candidats-maîtres à diriger l’opinion publique qui se sont creusé une notoriété médiatique, Michel Onfray. Certes, il a contribué à donner à l’athéisme pignon sur rue, et à faire en sorte que cette conception rationnelle du monde soit enfin considérée comme une opinion honorable en tant que telle, non plus occultée comme honteuse face aux conceptions religieuses ou timidement agnostiques. Mais il nous permet tout autant, pour paraître si souvent dans les médias faiseurs d’opinion, de vérifier que cela ne se peut impunément sans donner de gages sérieux à la pensée dominante.

Excellente illustration de la postmodernité actuelle où tout s’inverse, s’affirmer comme le penseur progressiste sur la question de la Révolution française implique d’en pourfendre les dirigeants qui, pour la faire triompher, se sont appuyés sur les masses révolutionnaires. Au rang de ceux-ci, on retrouve bien sûr, avec Saint-Just, Robespierre, qu’Onfray ne se prive jamais de contester (de « conchier » pour reprendre une de ses expressions favorites), mais aussi Jean-Paul Marat, autre « héros noir » et méprisé de l’historiographie de la Révolution avec lequel, si l’on me permet, je voudrais conclure ma réflexion.

Onfray consacre, tout à la gloire de sa meurtrière Charlotte Corday, un petit ouvrage qu’il intitule La Religion du poignard. Elle y apparaît en « femme sublime » représentant les valeurs de « Bravoure, Vertu, Honneur, Droiture » et, perpétrant son assassinat « moralement sublime », « elle se trompe, mais son erreur est juste ».
À l’opposé, Marat y est « emblématique homme du ressentiment »4, ou représente « une gauche de ressentiment » ; c’est un « chien galeux » qui médecin avant la révolution déjà « s initie au sang », un « eczémateux » dont le corps « puait peut-être moins mort que vivant », et qui « ne mérite pas mieux » qu’« une simple lame pour égorger les poules ».

Des conceptions de ce genre, outre l’indécence de leur formulation, se contredisent d’elles-mêmes : l’humanisme et le respect de la vie humaine, le pacifisme et le rejet de toute forme de violence dont Marat est le repoussoir et Corday l’égérie sont prônés à travers l’éloge de la violence d’un assassinat. Qu’importe ! On les retrouve aujourd’hui véhiculées par la pensée postmoderne qui, avec l’air d’être dans son bon droit, s’attribue par usurpation, pour les retourner contre elles-mêmes, des valeurs aujourd’hui incontestables.

Je passe sur d’autres conceptions d’Onfray, telles celles au travers desquelles il revisite la Vendée pour la considérer comme une pure expérience libertaire, ou, plus proches de nous, celles qui l’amènent, en transformant le résistant Guy Môquet en vulgaire collaborateur, à renverser les rôles et la signification de la Résistance et de la collaboration dans la deuxième Guerre mondiale - tiens, le crime de Charlotte Corday, il le voit, je ne résiste pas au plaisir de l’épingler, « comme un Appel du 18 Juin » qui n’aurait pas été suivi !

De tels jugements, à la fois postmodernes et largement médiatisés, sont ceux par lesquels des hommes comme Robespierre peuvent être dénoncés comme coupables de tous les maux de la terre, de tous les crimes, y compris ceux qu’ils n’ont pas commis, ceux qu’ils ont combattus et, tant qu’à faire, ceux dont ils ont été eux-mêmes victimes.

C’est donc très heureusement que, à la faveur de ce colloque organisé aujourd’hui par l’association « Présence d’Henri Guillemin » et en hommage à cet historien qui pourtant n’abordait pas sans nuance le rôle de Robespierre - Patrick Berthier l’a rappelé ici -, soit remis à l’honneur ce révolutionnaire grand entre tous pour avoir, ce n’est pas fréquent, à la fois dirigé et incarné les masses qui s’avancent sur l’avant-scène de l’Histoire.

Cela a été souvent repris depuis le célèbre discours de Clemenceau à la Chambre en 1891, mais il faut le répéter tout autant : « La Révolution est un bloc ». Il est vain, comme il le disait encore, « parce que la vérité historique ne le permet pas »7, de la considérer comme un marché dans lequel on ferait son shopping, choisissant ceci, écartant cela. Événement long de cinq ans, elle a permis de rompre définitivement avec un Ancien Régime qui, sclérosé, arc-bouté sur lui-même, incapable de se réformer par lui-même, devait en conséquence être révolutionné.
Cette rupture décisive, porteuse de tous les espoirs, la Révolution la doit à l’action populaire de masse. C’est en celle-ci, et avec elle, que Robespierre intervient, ouvrant la voie à la société moderne et à ce qu’elle deviendra au travers d’un parcours accidenté fait d’avance et de recule, à cette « République » par laquelle en France on entend tout à la fois l’État, le pays et la nation. Et aussi parfois le peuple, qu’il arrive cependant souvent, aujourd’hui certainement, que l’on oublie.

Droits de l’Homme, droits des Peuples, rejet du racisme, abolition de l’esclavage, droits sociaux, régulation économique, liberté d’expression, de réunion, de presse, etc., tous ces acquis qu’il a été depuis permis d’envisager l’ont été parce que la Révolution a supprimé les structures féodales et absolutistes.

Cela passait certes, et devait passer, par la guillotine et par la dictature de Salut public comme par la violence inhérente à l’action des masses, réponse à celle qu’elles subissaient sous l’ordre ancien et que lui a réservée encore la bourgeoisie affairiste moderne, une violence populaire que Robespierre a tenté tout autant de contenir que de diriger.

Ce sont là toutefois autant d’acquis qui ont permis à un autre monde d’exister, autant d’espoirs qui aujourd’hui rendent possible d’en rêver un meilleur. Ceux-ci constituent l’héritage qu’a légué la Révolution et, en son sein puis à sa tête, par la façon dont il a pu en infléchir et tracer le cours, celui aussi de Robespierre.
Un héritage de libération, conquise et à conquérir, encore et encore. Et s’il en est pour qui cette réponse offerte par l’histoire demeure un problème, c’est qu’ils en refusent le legs et les perspectives qu’elle a ouvertes.

Serge Deruette


Voir en ligne : Henri Guillemin explique Robespierre et la révolution française (1/2)