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Robespierre et la question de la guerre

Un article très complet et solidement argumenté de Anne-Marie Coustou-Mirales.

mardi 17 mai 2016

Robespierre et la question de la guerre
Nous publions,ici, dans son intégralité, l’article de Mme Anne-Marie Coustou-Mirales, qui a servi de support à la conférence très suivie qu’elle a donnée sur le sujet à Arras le 5 mars 2016.
Qu’elle soit ici chaleureusement remerciée.

Diaporama d’accompagnement :

S’intéresser aux idées que défend un homme politique, et surtout un révolutionnaire, à propos de la guerre et de l’armée, c’est le meilleur moyen d’appréhender sa conception des droits des peuples et des relations des peuples entre eux, ou plutôt, comme on disait au XVIIIe siècle, du droit des gens. C’est pourquoi il est si important de connaître les idées et l’action de Robespierre dans ce domaine.

D’autre part, le problème de la guerre est au cœur des problématiques de la Révolution française car, comme toutes les révolutions, elle ne peut s’analyser comme un fait purement national, les perspectives qui s’offraient à elle étant étroitement liées avec la situation dans les monarchies européennes voisines. Or, quelle était la situation de la France par rapport à l’Europe dans les années qui ont suivi 1789 ?

La France et l’Europe après 1789

Tout d’abord, l’effet de contagion des idées révolutionnaires sur les peuples voisins ne pouvait manquer d’inquiéter les monarques européens. Prenons le cas de la Belgique, par exemple, qui était alors divisée en deux Etats : l’évêché de Liège et les Pays-Bas, sous domination autrichienne. Dans l’évêché de Liège, dès le mois d’août 1789, une révolution semblable à celle de la France s’était produite : le despotisme aristocratique des privilégiés avait été renversé et le prince-évêque avait dû s’enfuir. Et la fièvre gagnait les Pays-Bas voisins. On comprend que, tôt ou tard, les monarques ne pouvaient que réagir et se liguer contre la France, même si, dans l’immédiat, l’empereur d’Autriche restait dans l’expectative.

Par ailleurs, une partie des nobles français, qui n’admettaient pas la perte de leurs privilèges, avaient quitté la France et se massaient en armes le long du Rhin, à Coblence, où ils complotaient sur le moyen de rallier les rois à leur cause et les poussaient à intervenir militairement contre la France pour rétablir Louis XVI dans ses prérogatives.

Le roi lui-même, comme la preuve en fut faite après l’ouverture de « l’armoire de fer » et la découverte de la correspondance secrète de la famille royale, appelait tous les monarques européens à préparer une intervention militaire contre la France afin de le rétablir dans ce qu’il appelait « ses prérogatives », c’est-à-dire en fait son pouvoir absolu. Mais, à cette époque, ces faits étaient encore ignorés. L’opinion publique et la majorité des députés avaient encore confiance dans la famille royale.

Malgré tout, les révolutionnaires français se voyaient obligés de mener une réflexion sur la stratégie à adopter par la France au niveau européen. En effet, ils désiraient encourager les révolutions dans les pays voisins, d’une part pour aider les peuples à se libérer de la tyrannie, d’autre part pour éviter (ou repousser) une éventuelle intervention armée des monarchies contre la France révolutionnaire.

Comment les projets des révolutionnaires français s’inscrivaient-ils dans cette problématique européenne ? L’enjeu était de taille : de lui dépendait le sort de la Révolution. En fait, les Révolutionnaires français s’accordaient tous sur la nécessité d’apporter les bienfaits de la liberté aux autres peuples d’Europe, mais, dès qu’il s’agissait de la manière de leur apporter cette liberté, leurs opinions divergeaient. Elles divergèrent non seulement sur la question de la nécessité ou non de faire la guerre, dès la fin de 1791, mais aussi plus tard sur les suites à apporter à la guerre après les victoires de la France. Ces divergences, qui peuvent sembler aujourd’hui d’ordre purement stratégique, ne l’étaient en fait qu’en apparence. En effet, lorsque s’amorcèrent les débats sur cette question à l’automne 1791, dans les clubs et à l’assemblée, les clivages apparurent très rapidement, parfois ouvertement, parfois en filigrane dans les discours des uns et des autres. Quelle conception du droit des peuples se cachait derrière les positions des différents protagonistes à propos de la guerre, c’est ce qu’il paraît intéressant au plus haut point de comprendre.

Cette étude est largement inspirée du travail remarquable de Georges Michon, qui s’est intéressé à cette question dès 1937, mais aussi de celui de Marc Belissa, spécialiste du XVIIIe siècle, et plus particulièrement du « droit des gens », de celui de Florence Gauthier qui a étudié l’évolution du concept de droit naturel et des combats pour son application, notamment pendant la Révolution française, et enfin de celui de Jean Massin, travaux qui répondent tous trois à cette problématique (voir bibliographie). Enfin, pour la partie sur le rôle de Danton, je me suis inspirée du remarquable travail d’Albert Mathiez à ce sujet. Et, bien-sûr, la lecture des écrits et des discours de l’Incorruptible étant le meilleur moyen d’appréhender sa pensée dans toute son étendue et sa profondeur, je me suis également aidée des Œuvres complètes de Robespierre publiées par la Société des études robespierristes.

Pour aborder cette question complexe, j’ai procédé de manière chronologique pour des raisons évidentes : les événements évoluant très rapidement tout au long de cette période révolutionnaire qui s’étend de 1789 à 1794, les acteurs politiques se virent obligés de modifier leurs positions pour s’adapter à ces changements, mais toujours en fonction de leur idéologie. Quatre temps forts seront présentés, durant lesquels l’Incorruptible fut amené d’abord à théoriser la question de la guerre, puis à influencer par son action le cours de cette guerre. Dans un premier temps, on retrouvera Robespierre député à l’Assemblée constituante et on étudiera ses conceptions sur la guerre et sur l’armée en général, ainsi que les propositions qu’il fit sur ce sujet dès 1789. Dans un deuxième temps, Robespierre n’étant pas à l’Assemblée législative, nous le retrouverons au club des Jacobins où nous verrons la position qui fut la sienne dans le débat qui agita l’Assemblée et la France toute entière de l’automne 1791 au printemps 1792, sur la nécessité ou non de déclarer la guerre à l’Autriche. Puis, une fois la guerre déclarée, le 20 avril 1792, nous verrons quelle devint sa position et comment il chercha à transformer la nature de cette guerre pour en faire une « guerre de la liberté contre tous ses ennemis, extérieurs et intérieurs ». Ensuite, nous suivrons le député Robespierre à la Convention dans son combat contre la guerre de conquête. Et enfin, nous verrons comment l’Incorruptible, entré au Comité de salut public en juillet 1793, dut désormais diriger la guerre pour assurer la victoire au plus vite.

A l’Assemblée constituante (1789-1791), les positions du député Maximilien Robespierre sur la guerre et l’armée.

Comme beaucoup de ses contemporains, Robespierre était influencé par les critiques des philosophes des Lumières sur la guerre. Héritier de Rousseau et de Montesquieu, mais aussi de Mably, il condamnait les horreurs de la guerre et avait une vision critique du pouvoir militaire dans les sociétés, ainsi qu’une exigence de paix entre les peuples.

Pour une armée citoyenne

Une armée de soldats-citoyens

Dès avant la Révolution, Robespierre avait manifesté son intérêt pour les problèmes engendrés par la guerre. Ainsi, au tout début de 1789, il publia un mémoire, dans le cadre d’une affaire qu’il eut à plaider en faveur d’un ancien soldat rentré au pays et dépouillé de sa part d’héritage par son frère. Dans ce mémoire, il s’insurgeait déjà contre les « expéditions meurtrières » qui dévorent les peuples pour satisfaire les « délires de conquête » des monarques absolus.

Dès le début de son élection aux Etats généraux, le 26 avril 1789, Maximilien commença à « déclamer contre la tyrannie des levées militaires qui ont lieu en Artois », aux dires de son ennemi acharné, l’abbé Proyart1. Celui-ci rapporte qu’il accusait l’intendant de la province et les Etats d’Artois de désespérer les malheureux habitants des campagnes, déjà pressurés par les Seigneurs, en les arrachant à leurs travaux pour le service militaire.

A l’Assemblée constituante, il posa à maintes reprises la question de la guerre et de l’armée, qui étaient, pour lui, inséparables. Il intervint plusieurs fois pour défendre les soldats en butte aux vexations et au pouvoir des officiers. En effet, il estimait que les soldats doivent rester de véritables citoyens et devenir non pas les « instruments de la tyrannie » mais au contraire les « remparts de la liberté ». C’est ainsi qu’il défendit les droits des soldats et des ouvriers, et leur patriotisme contre ce qu’il appelait « l’aristocratisme » des officiers dans deux affaires célèbres. Dans la première, celle de Toulon en décembre 1789, les ouvriers de l’arsenal avaient été massacrés par l’amiral de la flotte de Toulon pour avoir osé porter la cocarde tricolore. Dans la seconde, celle de Nancy, en août 1790, les soldats s’étaient mutinés contre leur général (ou l’intendance ?) qui avait détourné leur solde à son profit (chose assez courante sous l’Ancien régime) et le marquis de Bouillé, beau-frère de La Fayette, avait, sur le conseil de ce dernier, réprimé dans le sang cette rébellion (33 condamnations à mort, 41 aux galères). Le 15 septembre 1790, il prit la défense des marins de Brest, et le 11 décembre celle du régiment Royal-Champagne. A chaque fois, ce fut l’occasion pour Robespierre de dénoncer l’arbitraire du code militaire, particulièrement humiliant pour les soldats.

C’est ainsi qu’en avril 1790, Robespierre s’opposa à l’Assemblée sur la question de la composition des Conseils de guerre. En effet, celle-ci voulait maintenir l’ancien système où les conseils étaient entièrement composés d’officiers. Il dénonça l’injustice de ce système et demanda qu’ils soient composés, au moins pour moitié, de soldats :

« Je supplie l’Assemblée de ne pas oublier ce principe que les soldats sont des citoyens ; que la sévérité de la discipline militaire doit laisser intactes ces lois fondamentales par lesquelles la société doit protéger l’innocence et la vie de tous les accusés ; et que les défenseurs de la patrie ne peuvent pas être soumis plus que les autres citoyens à une forme de jugement oppressive et arbitraire.2 »

De même, à propos du Code pénal de la Marine, il réclama l’égalité de traitement et de peines pour les marins et leurs officiers. Il y revint le 14 septembre 1790, puis dans son Discours sur l’organisation des gardes nationales, car, disait-il, « les sentiments d’honneur sont les mêmes quels que soient les grades. »

Démocratiser le commandement de l’armée

L’armée et la guerre étaient aux yeux de Robespierre les moyens principaux de la construction des pouvoirs despotiques. Il en déduisait fort logiquement qu’il fallait limoger les officiers d’ancien régime, qui étaient des aristocrates royalistes, et refonder une armée citoyenne sur de nouvelles bases. C’est ainsi que, dès 1791, donc avant même la menace de guerre, il demanda une loi générale de licenciement des officiers. Non seulement en prévision d’une guerre, car il lui paraissait évident que de tels officiers allaient trahir leur patrie plutôt que leurs intérêts d’aristocrates et leur solidarité avec les monarques voisins, mais également parce que l’armée peut devenir une force de répression des mouvements populaires et qu’il fallait donc que les officiers fussent issus du peuple pour épouser sa cause en cas de troubles (comme les troubles de subsistances, par exemple, lorsque le pain venait à manquer). En effet, selon lui, les ennemis les plus dangereux pour les peuples ne sont pas les autres nations mais bien leur propre gouvernement et leur propre armée.

La Garde nationale : une milice permanente de citoyens-soldats

A partir du 5 décembre 1790, la question de l’organisation de la Garde nationale avait été soulevée à l’Assemblée. Le Comité de Constitution de l’Assemblée proposait d’appliquer le système censitaire à la Garde, c’est-à-dire de n’autoriser l’accession à la Garde nationale qu’aux « citoyens actifs », c’est-à-dire aux possédants seulement. L’Incorruptible jugea cette mesure scandaleuse et lutta pour l’ouverture de la garde à tous les citoyens sans distinction de fortune. Face au risque d’une force armée composée des seuls citoyens propriétaires contre la majorité des citoyens, il défendit « le droit et la nécessité d’armer tous les citoyens ». Dans son projet de décret, il précisa que tous les citoyens âgés de 18 ans devaient être inscrits de droit dans la Garde de leur commune, que ces gardes seraient les seules forces armées utilisées à l’intérieur, et non l’armée de ligne héritée de l’Ancien régime. En cas d’agression de l’extérieur, ce serait aussi l’affaire des citoyens armés de défendre le pays. Et ces gardes nationaux porteraient sur leur poitrine et sur leur drapeau la devise : « Le peuple français, Liberté, Egalité, Fraternité ». Que Robespierre ait été l’inventeur de notre devise nationale mérite d’être rappelé, tant ce fait est aujourd’hui occulté.

Par ailleurs, dès cette époque, il sentit le danger que constituait le fait d’avoir placé La Fayette à la tête de la Garde nationale de Paris. Il dénonça la militarisation de la Garde nationale par celui-ci et sa constitution en armée auxiliaire du pouvoir complètement dévouée à son service personnel.

« L’homme armé est toujours maître de celui qui ne l’est pas ; un grand corps armé subsistant au milieu d’un peuple sans armes est nécessairement l’arbitre de sa destinée ; celui qui commande à ce corps, qui le fait mouvoir à son gré, pourra bientôt tout asservir. 3 »

En effet, La Fayette avait transformé ce qui devait être une milice citoyenne en garde prétorienne « séparée du reste des citoyens par des distinctions 4, régie par « une discipline militaire semblable à celle des troupes de ligne », « surchargée de décorations », commandée par « un état-major nombreux et brillant d’épaulettes », qu’il avait rebaptisée du nom d’ « armée parisienne » et qu’il faisait se donner en spectacle sous les yeux des citoyens par des exercices militaires. La Fayette avait même fini par exiger des gardes un serment solennel de fidélité à sa personne. Pire, il utilisait cette Garde nationale pour « dissiper, par violence, tous ceux qui se réunissaient paisiblement dans les lieux publics pour s’entretenir de l’intérêt commun ». Il s’environnait d’une « légion d’aides-de-camp » auxquels il confiait des missions en province en les investissant de pouvoirs dictatoriaux. De plus, il exerçait une véritable tyrannie contre tous les citoyens de la garde qui manifestaient leur civisme et leur attachement à la Révolution. « Il poussa même le mépris des lois au point de nommer, de son autorité privée, des conseils de guerre pour juger les officiers qui lui déplurent. »

Mais Robespierre s’est surtout rendu célèbre pour son refus de la guerre en 1791-1792. En réalité, ce refus de la guerre se manifesta bien avant, dès les premières menaces, en 1790.

Contre la guerre de conquête

Pour Robespierre, ainsi que nous venons de le voir, l’ennemi le plus dangereux pour les peuples n’est pas à l’extérieur mais à l’intérieur, dans leur propre gouvernement et dans leur armée. Pour lui, les « haines nationales » sont construites et attisées par des gouvernements qui vivent et prospèrent grâce aux menaces de guerre5.

Effectivement, à partir de 1789, la cour chercha à utiliser les menaces de guerre pour tenter de reprendre le contrôle des forces armées qui lui échappait en partie, du fait des révoltes de soldats, mais aussi du fait de l’émigration massive des officiers. L’occasion lui en fut offerte par un incident survenu entre l’Espagne et l’Angleterre : cette dernière avait attaqué des navires espagnols, ce qui poussa l’Espagne à demander l’assistance de son alliée la France. Le ministre de la guerre Montmorin en profita pour demander en mai 1790 à l’Assemblée constituante de voter des subsides pour l’armée dans le cadre de cette « assistance à l’Espagne ».

Robespierre intervint contre le vote de ces subsides (avec d’autres députés de gauche) et en profita pour demander l’ouverture d’un débat sur « la question des relations entre les peuples » et sur celle du « droit de guerre et de paix ». C’est dans le cadre de ce débat qu’il fit trois interventions les 15, 18 et 24 mai 1790, dans lesquelles il se plaça résolument sur le terrain du droit des nations.

Selon lui, l’esprit de conquête dégrade les peuples et il faut se méfier de toutes les manœuvres ministérielles qui pourraient entraîner les nations dans une guerre. Il fallait donc faire une « déclaration de fraternité » aux peuples pour armer « l’opinion publique des nations contre les cabinets qui voudraient se servir de la guerre pour opprimer la liberté des hommes ». Cette déclaration solennelle signifierait aux peuples la renonciation de la France à tout esprit de conquête et d’ambition.

Ces prises de position de l’Incorruptible suscitent aujourd’hui des commentaires négatifs de la part de quelques historiens.

Tout d’abord, le texte de la déclaration solennelle qu’il souhaite voir adressée aux peuples d’Europe :

« … voir les nations averties par cette noble et éclatante démarche de leurs droits et de leurs intérêts (…) qu’il leur importe de ne plus entreprendre d’autres guerres que celles qui seront fondées sur leur véritable avantage et sur la nécessité, de ne plus être les jouets et les victimes de leurs maîtres, qu’il leur importe de laisser en paix et de protéger la nation française qui défend la cause de l’humanité, et à qui elles devront leur bonheur et leur liberté (…) .7 »

Thibaut Poirot voit dans ces quelques lignes une ambiguïté de la part de l’Incorruptible8. Selon lui, il s’agirait là d’une « curieuse déclaration de paix au monde » et ce projet « généreux » (lisez « prétendument généreux ») est à double sens : Robespierre agiterait une menace. Cette déclaration serait un « avertissement contre tous ceux qui seraient tentés d’entrer en guerre contre la France » et « promettrait une extension de la liberté, même pacifique ». Et il termine en posant la question : « Robespierre n’annonce-t-il pas une révolution conquérante, malgré tout ? ». En bref, sous des apparences de fraternité universelle, ne cache-t-il pas un désir d’expansion militaire de la révolution en Europe ? Dans ce cas, évidemment, ses intentions secrètes rejoindraient celles des Brissotins, contre qui cependant il mena le combat contre la guerre durant l’hiver 1791-92….

Cette interprétation est fort surprenante car, si l’on analyse la phrase en question, Maximilien dit seulement ceci : grâce à cette déclaration, les peuples comprendront que leur intérêt est le même que celui des Français et qu’en refusant de se battre contre la France, ils serviront leur propre cause (celle de la liberté) en abandonnant celle de leurs maîtres (les princes). Où se trouve l’ambiguïté ? Où se trouve la menace ?

Le droit de guerre n’appartient qu’aux représentants du peuple

Sur le plan des institutions, Robespierre, avec quelques autres députés du « côté gauche », demanda que le droit de guerre et de paix soit entièrement délégué au pouvoir législatif, car celui-ci représente le peuple, alors que le pouvoir exécutif est toujours tenté d’utiliser la guerre pour se rendre plus puissant et mettre en danger la liberté. Il se heurta à Mirabeau, pour qui le droit de guerre et de paix ne pouvait appartenir qu’au roi, en tant que chef de l’exécutif.

Finalement, le « côté gauche » de l’assemblée synthétisa sa position en proposant un décret qui proclamerait l’universalité du genre humain et la réciprocité du droit naturel des gens. La conséquence logique de ces deux postulats était le rejet de toute conquête comme contraire au droit naturel des nations. Malgré les interventions répétées de Robespierre, l’Assemblée adopta le 22 mai le projet de décret de Mirabeau qui confiait le droit de guerre et de paix au roi d’abord et à l’assemblée ensuite seulement.

Mais la renonciation aux conquêtes fut tout de même introduite dans l’article 4, qui fut incorporé par la suite à la Constitution de 1791. Malgré tout, Robespierre ne renonça pas à son idée de grand débat sur les relations entre les peuples et sur la guerre. Il essaya à nouveau de provoquer ce débat les 25 et 26 août 1790, mais, une fois de plus, Mirabeau s’opposa à son projet en faisant fermer la discussion. Enfin, le 5 mars 1791, il déplora à nouveau le refus de l’Assemblée de discuter « des droits et devoirs réciproques des nations », ni de la « juridiction formelle des sociétés sur les individus de l’espèce humaine, c’est-à-dire de la grande question du droit des gens ». De même, il continua aussi à s’opposer avec persévérance à toutes les demandes d’armements déposées par le ministère.

Robespierre se prononça également contre le projet d’organisation de l’armée présenté par le Comité militaire de l’Assemblée constituante. En effet, ce projet reposait sur le principe de « l’armée de ligne », conçu à l’origine pour la guerre de conquête, et qu’il jugeait en opposition complète avec les objectifs nouveaux à assigner à l’armée dans une France régénérée. « Comme si, disait-il, la France voulait partir à la conquête de l’Europe  »… ! On ne sait s’il pensait déjà à l’organisation en colonnes qui deviendra, par la force des choses, celle des armées révolutionnaires par la suite, notamment à Valmy, mais aussi en Vendée, mais toujours est-il qu’il nourrissait une forte suspicion à l’égard de ce principe de l’armée de ligne.

Sous la Législative, la position de l’Incorruptible au club des Jacobins dans le débat sur la guerre (octobre 1791- avril 1792).

Les arguments et les projets de la « nébuleuse belliciste »

La question de la guerre allait se poser de manière encore plus aigüe à partir de l’automne 1791. Après deux années passées à Paris comme député à l’Assemblée constituante, lorsque celle-ci se sépara en septembre 1791 après avoir publié la Constitution, Robespierre rentra à Arras pour prendre un peu de repos dans sa famille qu’il n’avait pas vue depuis deux ans. Lorsqu’il revint à Paris le 28 novembre, la capitale toute entière était en effervescence au sujet de la guerre dont on parlait partout.

En effet, confrontée aux menaces des puissances européennes, aux rassemblements armés des émigrés sur les frontières, à l’écrasement des révolutions belge et liégeoise par les troupes autrichiennes (à la fin de 1790), aux vexations subies par les Français à l’étranger, une partie des révolutionnaires voyait dans la guerre une manière de résoudre la crise diplomatique et intérieure. Une vaste « nébuleuse » belliciste s’était formée, très hétérogène dans ses objectifs et ses stratégies. Le roi, la cour, les partisans d’une reprise en main de l’armée comme La Fayette ou les ministres de la guerre, mais aussi les amis de Brissot, ainsi qu’une partie de l’opinion publique, se faisaient les défenseurs d’une solution militaire à la crise révolutionnaire. Mais tous ne voulaient pas la guerre pour les mêmes raisons.

Le plan machiavélique de La Fayette

La Fayette espérait rétablir l’ordre dans l’armée, obtenir la neutralité de la Prusse et remporter quelques victoires faciles, puis retourner son armée contre Paris pour mater les Jacobins et mettre fin à la Révolution, ce qui lui aurait permis de s’imposer à la Cour comme un sauveur et d’obtenir une modification de la constitution dans le sens d’un renforcement du pouvoir exécutif et militaire pour rétablir le despotisme. Son plan machiavélique fut déjoué par la suite et lui valut le sobriquet de « Gilles César » (il s’appelait Gilbert).

Le roi et la cour : l’espoir d’une défaite salutaire pour la monarchie

Le roi et la Cour, quant à eux, ne voulaient pas d’une guerre victorieuse, ils voulaient au contraire une guerre désastreuse, avec l’entrée des troupes alliées dans Paris, seules capables de rétablir Louis XVI dans son pouvoir absolu. Ils supposaient que le peuple français, pris de remords, se jetterait dans les bras de son roi pour lui demander pardon et se placer sous sa protection. Les lettres de Louis XVI à Breteuil et celles de Marie-Antoinette à son amant Fersen (de même que celles de Fersen, d’ailleurs) ne laissent aucun doute à ce sujet.

Pour arriver à ses fins, le roi avait nommé le 7 décembre comme ministre de la guerre un belliciste acharné, Narbonne, fils naturel de Louis XV et amant patenté de Mme de Staël, la fille du banquier suisse et ex-ministre Necker. Germaine de Staël dont le salon, devenu le centre de multiples intrigues, voyait se rencontrer Brissot, Condorcet, La Fayette et tous leurs amis. Tout ce monde poussait à la guerre avec une unanimité confondante.

Pour La Fayette et ses amis, comme pour le roi et la cour, on le voit, le but de la guerre était de mater la Révolution pour établir un pouvoir despotique.

Brissot et les Brissotins : des arguments ambigus

Pour Brissot et ses amis, les choses étaient moins claires. Officiellement, il s’agissait de « venger l’honneur national » bafoué, mais aussi d’apporter la liberté aux peuples voisins. Mais, dans leurs discours, il était souvent question aussi de « rétablir la confiance dans le ministère » et parfois même de « résoudre la crise économique » par le biais de la guerre. Il y était de plus en plus question d’exporter les assignats (très dévalués) pour résoudre la crise financière. Les députés « brissotins » Vergniaud, Gensonné, Isnard, et les autres, se relayaient en permanence à la barre de l’assemblée et au club des Jacobins pour marteler ces arguments.

Le député girondin Gensonné, par exemple, le 13 janvier 1792, résuma ainsi les raisons qui devaient, selon lui, pousser à la guerre : « Elle élèverait le peuple à la hauteur de son énergie (sic), affermirait le crédit public et étoufferait les germes de nos divisions intestines. »

Brissot, quant à lui, confirma en ces termes, ces préoccupations fondamentales : « Elle (la guerre) renverse l’aristocratie, consomme la révolution, cimente notre indépendance, ramène le crédit et la prospérité. »

Pour lui, l’un des principaux avantages était donc de « consommer » la révolution, c’est-à-dire d’en arrêter le cours. Pour la bourgeoisie d’affaires dont les brissotins (futurs girondins) représentaient les intérêts, effectivement, la révolution était terminée ou, du moins, convenait-il d’y mettre un terme au plus tôt. Il est permis de se demander s’ils croyaient vraiment que la guerre dans les conditions du moment, c’est-à-dire avec des généraux aristocrates et royalistes à la tête des armées, « renverserait » vraiment l’aristocratie…

Quant à Condorcet, un autre brissotin, voici ce qu’il écrivait dans son journal, la « Chronique de Paris », le 11 janvier 1792 : « Nous sommes en paix et notre commerce languit, notre change baisse tous les jours et nos assignats baissent de plus en plus… La confiance diminue, les mécontents se multiplient… Si les Français ne la décident pas (la guerre), l’état de désunion se prolongera, la perte des assignats augmentera, l’effervescence des esprits, qui eut été utilement dirigée contre l’ennemi commun et vers un grand but, se tournera contre nous-mêmes. Tous les dangers disparaissent au premier coup de canon. »

Comme on le voit, le philosophe ne cachait pas ses préoccupations bien matérielles quant au taux de profit des gros négociants qui baissait proportionnellement à la chute du taux de change de l’assignat. Ses aspirations philanthropiques ne résistaient pas à cette perspective angoissante et il dévoilait ouvertement à ses lecteurs sa frayeur devant les pauvres et les sans-culottes, dont il préférait, quitte à les transformer en chair à canon, détourner la colère contre l’empereur plutôt que contre les spéculateurs français.

Avec les Brissotins apparaissait donc le thème des intérêts de puissance de la France (rétablir le crédit), mais aussi la crainte devant les troubles populaires, ce que Gensonné exprimait par « étouffer les germes de nos divisions intestines », le désir de faire taire les revendications croissantes des « floués » de la Révolution qui non seulement n’avaient pas obtenu les droits politiques mais devaient faire face quotidiennement à la cherté des vivres et à la spéculation. Ce fut aussi et surtout ce double-langage qui devint très vite suspect à Robespierre.

L’Assemblée législative était justement dominée par les Brissotins qui poussaient ouvertement aux mesures extrêmes et à la guerre offensive. Les journaux girondins, comme la presse monarchiste, s’attachaient à inquiéter l’opinion par de fausses nouvelles dès le mois de novembre, affirmant que l’Autriche et la Prusse procédaient à de vastes préparatifs de guerre et que la seule chance de vaincre était de les prévenir en prenant l’offensive. Par la suite, ils provoquèrent l’empereur d’Autriche, qui répugnait à attaquer la France et temporisait sans cesse malgré les demandes pressantes de sa sœur Marie-Antoinette. Ils lui firent envoyer des ultimatums de plus en plus agressifs. Malgré qu’il se fût plié aux exigences de la France de faire disperser par l’électeur de Trêves les attroupements à Coblence de nobles français immigrés, les Brissotins prétendirent sans le moindre scrupule et en connaissance de cause qu’il avait refusé et qu’il nourrissait des intentions très agressives vis-à-vis de la France. L’impossibilité de vérifier leurs mensonges fit qu’on les crut.

Le groupe de pression des immigrés étrangers

Il est à noter également que, dans leur campagne, les Brissotins furent énergiquement soutenus, et même stimulés, par les réfugiés étrangers, alors nombreux à Paris, qui entrèrent dans les clubs et formèrent aussi des sociétés particulières. « Derrière le genevois Clavière et le prussien Cloots, il y avait, écrit Albert Mathiez, un puissant parti formé de nombreux réfugiés venus chercher en France la fortune et la liberté ». 9 Georges Lefebvre dit d’eux qu’ils étaient « enflammés par la persécution, aigris par l’exil » et que « la propagande pour eux était une revanche. Ils prenaient aisément leurs désirs pour la réalité et firent partager leurs illusions à leurs amis français. » 10 Brûlant du désir de se venger, ils poussèrent à la guerre, affirmant qu’elle était inévitable et le succès certain. Ils parvinrent à influencer de nombreux démocrates en les appelant à la délivrance des peuples opprimés, assurant que ceux-ci n’attendaient qu’un signal pour secouer le joug de leur tyran.

C’est en la personne du richissime baron Anacharsis Cloots que les Brissotins trouvèrent l’un de leurs principaux propagandistes. Celui-ci vint le 13 décembre 1791 à la barre de l’Assemblée législative lire une adresse en faveur de la guerre dans laquelle il disait notamment : « Je propose de fixer une époque, le 20 janvier, pour la marche de trois grandes armées sur Bruxelles, sur Liège, sur Coblence, et je réponds que le 20 février la cocarde tricolore et le « ça ira ! » feront les délices de vingt peuples délivrés. Ce coup décisif sauvera la France et le genre humain… Le Français plastronné par le livre de la Constitution sera invincible, d’autant plus que son agilité supplée à la discipline prussienne, son artillerie est supérieurement servie, sa baïonnette porte dix fois la mort. »

Mais, selon Cloots, ce n’était pas seulement le « ça ira ! » qui cimenterait l’alliance révolutionnaire avec les peuples d’Europe, ce serait également… l’assignat ! Écoutons-le pérorer à l’Assemblée le 1er janvier 1792 : « Savez-vous, Messieurs, quel est le plus redoutable de nos pamphlets, pamphlet dont la circulation devient de plus en plus alarmante pour les despotes ? Personne ne s’en doutait ; ce sont nos assignats ; la force des choses en remplit toutes les contrées environnantes ; chaque jour le commerce nous fait de nombreux prosélytes dans l’étranger. (…) Nous préviendrons les manœuvres des tyrans en saturant leurs provinces d’assignats incendiaires à l’aide de nos armées libératrices. C’est en liant la prospérité de nos voisins à celle de la France que nous propagerons notre doctrine avec la rapidité de l’éclair. »

Ce que le milliardaire Cloots oubliait de mentionner, c’était que « nos assignats » très dévalués avaient plus de chances de ruiner les populations des pays voisins que de leur apporter la prospérité, et donc de les convertir à la révolution. Mais l’Incorruptible, qui était loin d’être un naïf, avait dû faire la part des choses dans les discours de celui qui s’autoproclamait « l’orateur du genre humain ». Mêler ainsi un argument suspect à l’enthousiasme révolutionnaire ne pouvait que faire planer un doute sur la pureté des motivations de l’orateur et lui faire flairer la part de duplicité dans ce plaidoyer pour la guerre.

Par ailleurs, Georges Michon fait remarquer que le baron Cloots fut l’un des premiers à réclamer, dès 1785, une politique d’annexion des petits états germaniques en vertu des « frontières naturelles » de la France. Mais nous y reviendrons par la suite.

D’accord avec les réfugiés étrangers, la Gironde s’attacha, par des provocations systématiques, à envenimer toutes les questions et à créer dans le pays une véritable psychose de guerre. Comme l’a écrit Jean Jaurès, les Brissotins, c’est-à-dire les futurs Girondins, furent directement responsables de la déclaration de guerre :

« Je crois pouvoir dire, après avoir bien étudié les documents, que, pour une bonne part, la guerre a été machinée. La Gironde y a conduit la France par tant d’artifices qu’on n’a pas le droit de dire que la guerre était vraiment inévitable.11 »

Les positions de Robespierre dans le débat.

  • La prise de conscience des dangers de la guerre

A peine arrivé à Paris, le 28 novembre, avant même d’avoir soupé, Maximilien se rendit au club des Jacobins où il fut accueilli triomphalement.

Ce qui amena l’Incorruptible à comprendre que la guerre représentait un grand danger pour la Révolution n’était pas d’ordre purement idéologique, contrairement à l’étiquette « de théoricien abstrait » qu’on lui colle constamment : ce furent une série de faits et d’observations qui lui firent flairer un piège. Il constata qu’il y avait un trop grand consensus entre le roi, la cour, La Fayette, l’assemblée, tous les discours convergeaient, tous voulaient la guerre. Mais les mêmes qui disaient vouloir la guerre se refusaient à mettre en œuvre les moyens de la gagner… La nomination de Narbonne au ministère de la guerre était déjà très suspecte à Robespierre. Mais ce fut Marat qui le premier éleva sa voix contre la guerre, bientôt suivi par Billaud-Varenne. Leurs arguments achevèrent de convaincre Robespierre qu’il s’agissait d’un piège tendu à la Révolution. Quels étaient ces arguments ?

D’une part, c’était courir au désastre que d’affronter l’ennemi extérieur sans avoir au préalable désarmé celui de l’intérieur. D’autre part, les fortifications de la France, son artillerie, ses troupes étaient dans un tel état que le désastre était certain sans un redressement militaire préalable. C’était d’ailleurs aussi ce que pensait le roi qui écrivait secrètement dans un courrier au roi de Prusse que l’état de délabrement de l’armée française était tel qu’il lui était impossible de livrer « même une demi-campagne ». A plus forte raison de gagner la guerre !

Ces arguments achevèrent donc d’éclairer Maximilien qui, dès lors, se jeta dans la lutte pour la paix et y employa toutes ses forces, acceptant d’y risquer même sa popularité. A partir du 9 décembre, il prononça discours sur discours au club des Jacobins pour démasquer les objectifs réels de cette guerre et montrer que ce projet constituait une menace mortelle pour la Révolution et la liberté.

  • La guerre est un moyen de renforcement du pouvoir exécutif

Robespierre reprit la critique des philosophes des Lumières contre le pouvoir exécutif corrupteur et en fit sa cible principale, affirmant que la guerre a toujours été le moyen privilégié par les gouvernements pour s’attaquer aux libertés et renforcer le despotisme de l’exécutif : « La guerre est toujours le premier vœu d’un gouvernement puissant qui veut devenir plus puissant encore… C’est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable énergie, et qu’il exerce une espèce de dictature qui ne peut qu’effrayer la liberté naissante.12 »

{}Cette défiance envers le pouvoir exécutif, dont l’Incorruptible fit l’apologie en la qualifiant de « gardienne des droits du peuple », fut vivement critiquée par Brissot qui réclamait au contraire la « pleine confiance » dans le ministère.

Les arguments de Brissot en faveur de la guerre lui paraissaient très suspects : « Que m’importe que de prétendus patriotes me présentent la perspective prochaine d’ensanglanter la France pour nous défaire de la royauté, si ce n’est pas la souveraineté nationale et l’égalité civile et politique qu’ils veulent établir sur ses débris.13 » 

  • Une manœuvre de diversion

Mais, pour lui, la guerre était aussi une formidable manœuvre de diversion pour détourner le peuple de la Révolution et de la défense de ses droits fondamentaux (la liberté d’expression, le suffrage universel… et le droit à l’existence) : « C’est pendant la guerre que le peuple oublie les délibérations qui intéressent essentiellement ses droits civils et politiques pour ne s’occuper que des événements extérieurs.14 » Et il en concluait que « Le système guerrier est le plus grand des pièges ; en nous constituant sur le pied de guerre, nos ennemis ont déjà rempli leur objet. Toutes les dissertations qui laissent ce point essentiel à l’écart sont étrangères à la question. Elles ne peuvent servir qu’à donner le change au public. »

On comprend dans ces phrases à quel point l’Incorruptible avait décelé la duplicité dans les discours de la Gironde.

  • A qui profite la guerre ?

A cette question, Robespierre répondit dans son discours du 2 janvier 1792 : « La guerre est bonne pour les officiers, pour les ambitieux, pour les agioteurs qui spéculent sur ces sortes d’événements, elle est bonne pour les ministres, dont elle couvre les opérations d’un voile plus épais et presque sacré ; elle est bonne pour le pouvoir exécutif dont elle augmente l’autorité, la popularité, l’ascendant ; elle est bonne pour la coalition des nobles, des intrigants, des modérés qui gouvernent la France. 15 »

  • La question de la nature de la guerre

Son principal argument portait sur la nature de la guerre qui se préparait : il montra qu’il s’agissait d’une opération concertée entre les ennemis du dehors et ceux du dedans, que le véritable clivage ne se situait pas entre la France et les puissances, mais entre les amis de la liberté et ceux du despotisme. L’ennemi était aux Tuileries et non sur les frontières. Cette guerre, c’était celle des ennemis de la liberté contre toutes les nations. : « Ce n’est point une guerre allumée par l’inimitié des peuples, c’est une guerre concertée avec les ennemis de notre révolution.16 »

Dans son discours du 18 décembre 1791, il répondit à l’envolée de Brissot en faveur de la guerre en résumant sa conception de la nature de la guerre. Son programme n’était pas du tout pacifiste : loin de chercher à éviter la guerre extérieure, il préconisait de l’étouffer par la mobilisation révolutionnaire et il proposait toute une série de mesures pour assurer la victoire : « Il ne faut point déclarer la guerre actuellement. Il faut avant tout faire fabriquer partout des armes sans relâche ; il faut armer les gardes nationales ; il faut armer le peuple, ne fût-ce que de piques ; il faut prendre des mesures sévères et différentes de celles qu’on a adoptées jusqu’ici, pour qu’il ne dépende pas des ministres de négliger impunément ce qu’exige la sûreté de l’état ; il faut soutenir la dignité du peuple, et défendre ses droits trop négligés 17. »

  • Contrôler l’usage des finances publiques

Par ailleurs, il dénonçait l’opacité des finances et sur la nécessité d’y apporter un contrôle afin d’éviter de plonger le pays dans la ruine : « Il faut veiller au fidèle emploi des finances, couvertes encore de ténèbres, au lieu d’achever de les ruiner par une guerre imprudente 18 ».

En effet, lors des séances de la Législative des 28 avril et 1er juin 1792, les Girondins, en la personne du député Guadet, avaient proposé d’attribuer des fonds secrets au ministère des Affaires étrangères, ainsi que pour les traitements des ministres et des généraux. Robespierre combattit farouchement ce système dans le numéro 3 de son journal : « N’est-ce pas vous encore (les Girondins) qui défendez le système honteux et corrupteur des dépenses secrètes ? N’est-ce pas vous qui faites donner au ministre six millions, et aux généraux 1.500.000 livres, avec dispense d’en rendre aucun compte ? »

Le contrôle de l’usage des finances publiques, ainsi que l’obligation pour les « commis de l’État » de rendre des comptes régulièrement, faisaient partie, à ses yeux, du fonctionnement démocratique d’un État.

On comprend aisément dès lors, qu’avec de tels discours, dans lesquels il dénonçait la collusion du ministère, d’une partie du personnel politique et des grandes puissances, l’Incorruptible allait s’attirer des haines nombreuses et farouches. Ses ennemis le calomnièrent abondamment et, après sa mort, les Thermidoriens tournèrent en dérision sa prétendue propension à « voir des complots partout ». Cette thématique était promise à un bel avenir et, aujourd’hui encore, elle fait partie de la légende noire de Robespierre, enrichie du « diagnostic » psychiatrique de « paranoïa », ouvertement affirmé par certains ou habilement insinué par d’autres.

  • Les dangers du césarisme

Le discours du ministre de la guerre Narbonne, le 14 décembre, dévoilait l’un des principaux objectifs du gouvernement : il s’agissait de reprendre en main l’armée. D’ailleurs il commença à entamer une tournée d’inspection sur les frontières, prit des mesures pour rétablir la discipline, lança une campagne politique pour populariser les généraux… qui, rappelons-le, étaient toujours des nobles. Comment pouvait-on envisager de lancer une « croisade pour la liberté » avec une armée sous les ordres d’un La Fayette qui n’avait pas hésité à faire massacrer les patriotes venus signer une pétition pour la déchéance du roi, le 17 juillet au champ de Mars ?

Robespierre s’insurgea aussi du fait que, selon le code militaire voté le 5 juillet 1791, les généraux étaient responsables de l’ordre dans les villes-frontières (y compris des civils) et qu’ils pouvaient à loisir punir les soldats devant des cours spéciales.

Il craignait par-dessus tout « la perte de l’esprit public » et les progrès de l’esprit militaire. Aussi affirma- t-il dans son discours du 2 janvier 1792 : « L’esprit public une fois corrompu, jusqu’où le pouvoir exécutif et les factieux ne pourront-ils pas pousser leurs usurpations ? Nos ennemis sont trop habiles pour nous trahir ouvertement, l’espèce de trahison que nous avons à redouter n’avertit point la vigilance publique, elle prolonge le sommeil du peuple jusqu’au moment où on l’enchaîne, et remarquez bien que pour y parvenir, il n’est pas même nécessaire de faire sérieusement la guerre, il suffit de nous entretenir de l’idée d’une guerre étrangère. » Cette analyse n’est pas sans rappeler celle de Georges Orwell dans son célèbre roman 1984.

Mais il redoutait aussi le risque de coup d’Etat rendu possible par l’ascendant des généraux sur leurs troupes et l’obéissance passive entretenue par l’esprit militaire : « C’est pendant la guerre que l’habitude d’une obéissance passive et l’enthousiasme trop naturel pour les chefs heureux, fait des soldats de la patrie les soldats du monarque ou de ses généraux. ….. Croyez-vous que ce soit un médiocre avantage pour la cour et pour le parti dont je parle (celui de La Fayette), de cantonner les soldats, de les camper, de les diviser en corps d’armée, de les isoler des citoyens, pour substituer insensiblement, sous les noms imposants de discipline militaire et d’honneur, l’esprit d’obéissance aveugle et absolue, l’ancien esprit militaire enfin à l’amour de la liberté, aux sentiments populaires qui étaient entretenus par leur communication avec le peuple19 ? »

Robespierre faisait bien-sûr allusion au massacre des soldats patriotes de Nancy par le marquis de Bouillé, sur ordre de La Fayette, et aux abus de pouvoir des officiers en général. Mais il rappelait ainsi le danger de césarisme. Il s’appuyait sur l’exemple de Rome, bien-sûr, mais aussi sur celui, plus récent à l’époque, de Cromwell en Angleterre, de la révolution anglaise confisquée et de la république étouffée dans l’œuf. Il ne manqua pas une occasion de dénoncer l’ambition de La Fayette, sa duplicité et son double-jeu avec le roi, ainsi que ses projets pour mettre fin à la Révolution. Il se prononçait donc contre la guerre extérieure, mais en revanche pour l’armement du peuple contre ses ennemis intérieurs.

  • Des mesures politiques et sociales pour sauver la chose publique

En effet, face à cette menace contre-révolutionnaire, Maximilien préconisait toute une série de mesures à la fois politiques et sociales car il pensait qu’en temps de crise la vigilance continuelle des citoyens pouvait seule sauver la chose publique.

C’est ainsi qu’il demanda l’armement des Gardes nationales, mesure qu’il avait déjà proposée sous la Constituante mais à laquelle se refusait le ministère, la formation d’une confédération civique de toutes les Gardes nationales de France. De même, il réclama la fabrication intensive d’armes nouvelles, l’appel de tous les citoyens sans distinction à la défense nationale, la réintégration des 60.000 soldats renvoyés en raison de leur trop grand civisme et le licenciement du corps des officiers « ennemi déclaré de la Révolution » et son remplacement par des officiers plébéiens et patriotes. Il montrait ainsi la nécessité d’attacher l’armée à la révolution par de nouveaux liens et pour cela de réformer complètement le code de justice militaire dans un sens démocratique.

Sur le plan social, afin d’attacher les citoyens à la Révolution et de s’assurer de leur vigilance, il demanda la restitution aux communautés paysannes des biens communaux usurpés par les seigneurs, l’application stricte des décrets concernant la suppression de certains droits seigneuriaux, ainsi que les moyens de faciliter le rachat des autres, de même que l’égalité des partages dans les successions. Enfin, il préconisa l’organisation de grandes fêtes civiques pour consolider le sentiment d’attachement des paysans à la Patrie des Droits de l’Homme. Il est à noter que ces préconisations ne relevaient pas de la stratégie pure et simple, mais correspondaient très exactement aux idées qu’il défendit avec persévérance tout au long de sa courte carrière politique.

  • Une menace pour la Révolution universelle

Mais la guerre, selon lui, ne menaçait pas seulement le peuple français. Certains ont accusé Robespierre d’avoir une approche étroite, nationale de la Révolution. Rien n’est plus faux que cette accusation. Au contraire, Robespierre avait une approche universelle de la Révolution. Et c’était justement au nom de la Révolution universelle et du droit des peuples qu’il combattait la guerre. Non seulement la guerre menaçait de faire reculer la Révolution en France par le renforcement du pouvoir exécutif et de celui des généraux, mais elle pouvait aussi très vite entraîner le recul des révolutions en Europe.

En déclenchant la guerre, disait-il, « vous mettez toutes les puissances ennemies dans la position la plus favorable pour vous la faire ». Ces paroles semblent aujourd’hui prophétiques quand on pense à la coalition des puissances européennes contre la France qui a suivi. Mais l’Incorruptible pensait aussi aux révolutions encore fragiles en Europe, dont les niveaux de développement étaient très variables. Il disait que « … le développement révolutionnaire en Europe est inégal … ll est de la nature des choses que la marche de la raison soit lentement progressive »… et « la déclaration des Droits n’est point la lumière qui éclaire au même instant tous les hommes ».

Et d’ailleurs, la liberté était-elle si bien implantée dans la patrie de la Révolution ? La Constitution de 1791, qui réservait les droits politiques aux possédants, en désaccord complet avec la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, était-elle vraiment un modèle à proposer aux autres peuples d’Europe ? « La Constitution, que l’on dit fille de la Déclaration des Droits, ressemble-t-elle si fort à sa mère ? Comment pouvez-vous croire qu’elle opérera des prodiges qu’elle n’a pu encore opérer parmi nous ? »

De ce fait, déclarer la guerre serait revenu à aider les despotes à écraser les révolutions qui s’amorçaient chez tous les peuples voisins. La guerre servirait à coup sûr de prétexte aux rois pour écraser les révolutions naissantes, ne fusse qu’en mobilisant les habitants : « Vouloir leur donner la liberté avant de l’avoir nous-mêmes conquise, c’est assurer à la fois notre servitude et celle du monde entier. »

Pour Robespierre, l’exemple qu’offre un pays aux autres peuples est le meilleur moyen pour lui d’exporter sa révolution : « Faites triompher la liberté au-dedans et nul ennemi étranger n’osera vous attaquer : c’est par le progrès de la philosophie et par le spectacle du bonheur de la France que vous étendrez l’empire de notre révolution, et non par la force des armes et par les calamités de la guerre. »

Robespierre n’essayait pas, comme on l’a dit un peu trop facilement en assimilant Robespierre à Staline, de circonscrire la Révolution à la France. Au contraire, il espérait que la reconquête des droits allait s’étendre, mais il était conscient que la libération universelle ne pourrait jamais se réaliser par les armes, contrairement à ce qu’affirmaient les bellicistes. Il combattit notamment tous ceux qui voulaient « départementaliser l’Europe », comme Anacharsis Cloots par exemple, qui défendait l’idée d’une annexion par la France des Pays-Bas autrichiens et des autres petits Etats rhénans, qui seraient assimilés à des départements français. Cloots prônait dès 1791 une politique nettement impérialiste, politique qui deviendra moins d’un an plus tard celle des armées françaises.

Cloots s’appuyait en fait sur les demandes de quelques révolutionnaires des Pays-Bas exilés en France. Mais ces immigrés n’étaient pas du tout représentatifs de l’opinion publique dans leur pays. La grosse majorité de la population était encore attachée aux institutions anciennes et faisait encore confiance au clergé : « Ceux qui veulent départementaliser l’univers font fi de la souveraineté des peuples.… La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa Constitution. Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence c’est de les repousser comme des ennemis20 ».

Robespierre avertissait donc que la guerre risquait au contraire de faire rétrograder la cause de la liberté en Europe en précipitant les peuples dans les bras de leurs souverains. Pour l’Incorruptible, au contraire, « C’est ici qu’il faut préparer la révolution du monde au lieu de la faire avorter en portant le fléau de la guerre chez des peuples qui ne nous ont point attaqués et en qui nous ne devons voir que des frères. ». C’est ce qu’il affirma le 10 février 1792 et ne cessa de rappeler par la suite.

Dans son Histoire socialiste de la Révolution française, Jean Jaurès, pourtant parfois critique vis-à-vis de l’Incorruptible, lui rend hommage en ces termes. Il estime que les discours de Robespierre, « représentant du parti le plus nettement démocratique », contre la Gironde belliciste, « étaient admirables de courage, de pénétration et de puissance » et il ajoute « … quel sens merveilleux de la réalité, surtout quel sens des difficultés, des obstacles chez cet homme que d’habitude on qualifie d’idéologue, de théoricien abstrait ! ».

  • Le rôle de la presse « va-t-en-guerre »

Par ailleurs, la presse, aussi bien brissotine que fayettiste, et toute la presse de droite, entonnait en concert les refrains belliqueux : non seulement les Annales Monarchiques, le Journal de la Cour et de la ville, l’Ami du Roi (qui affirmait que « la guerre est un remède nécessaire »), la Gazette universelle, mais aussi l’Ami des Patriotes qui révélait sans vergogne certaines motivations bien réelles que « La guerre seule peut dissiper nos agitations, … les ministres pourront tuer l’anarchie, … on verra enfin les propriétés respectées. », et ce dès le 31 décembre 1791.

  • L‘isolement de l’Incorruptible

Malgré ses efforts, Robespierre se trouva de plus en plus isolé. S’il pouvait compter au départ sur quelques soutiens dans son combat, très vite l’ambiance tendue et les menaces voilées entraînèrent des défections : Danton d’abord qui, le 14 décembre avait pourtant promis de s’opposer à la guerre, mais changea complètement d’attitude deux jours plus tard, sans qu’il soit possible de savoir pourquoi, et qui fut très rapidement suivi par Camille Desmoulins, puis Billaud-Varenne qui s’effaça de plus en plus.

L’Incorruptible fut dès lors l’objet d’agressions, tandis qu’un raz-de-marée belliciste déferlait sur le pays. En effet, les Brissotins, ayant réussi à s’emparer du Comité de correspondance de la Société des amis de la Constitution (aussi appelé Club des Jacobins, du nom de son lieu de réunion), avaient inondé les sociétés de province affiliées au club d’adresses en faveur de la guerre, prétendant que tous les grands orateurs du club étaient favorables à la guerre. Peu à peu, cette propagande avait produit son effet et les clubs de province se déclaraient les uns après les autres favorables à la guerre.

Désormais, les Brissotins n’hésitèrent plus à empêcher Maximilien de prendre la parole dans les débats. La Garde nationale, aux ordres de La Fayette, menaçait par ailleurs de s’attaquer aux Jacobins, car ce club, assimilé par lui aux révolutionnaires avancés désireux de s’en prendre à la propriété, était devenu la cible des royalistes de tout poil et de la contre-révolution. On chantait des chansons contre l’Incorruptible dans les casernes et les rues. Les calomnies pleuvaient et Condorcet l’accusait même dans son journal d’être financé par le « Comité autrichien ».

Les Girondins réussirent dans leur entreprise : en mars, des proches de Brissot furent nommés par le roi au ministère, avec Dumouriez aux Affaires étrangères, véritable chef du ministère. Cet aventurier « vénal et discrédité », selon Mathiez, était disposé à brusquer les choses. Il voulait la guerre à la fois dans l’espoir d’obtenir un grand commandement qui lui donnerait, avec la gloire, l’occasion de fructueuses conquêtes, mais aussi pour renforcer la royauté. Et, à la demande de Louis XVI, la guerre fut déclarée à l’Autriche le 20 avril 1792. La Fayette, Rochambeau et Luckner furent nommés à la tête des trois armées. Les Brissotins au gouvernement créèrent les légions étrangères, organisées par les Comités de réfugiés politiques qui devaient se mettre à la tête des armées françaises et fournir les cadres de l’administration de conquête. La légion germanique était dirigée par Cloots lui-même. Quelle position allait désormais adopter Maximilien ?

Après la déclaration de guerre, transformer la nature de la guerre (avril 1792- juillet 1793

  • Premières batailles, premiers désastres

Après la déclaration de guerre à l’Autriche, les prévisions de Robespierre se réalisèrent. La Fayette, Rochambeau et Luckner avaient été nommés à la tête des trois armées. Dès le début des hostilités, celles-ci furent en plein bouleversement car le conflit politique et social les avaient gagnées, opposant la troupe et le commandement aristocratique ; la confiance n’existait plus et la discipline s’en ressentait. L’émigration de nombreux officiers nobles avait désorganisé l’armée française. Ceux qui restaient étaient loin d’être fiables : beaucoup faisaient collusion avec l’ennemi. La chaîne de commandement n’était plus, ou mal, assurée.

A partir du 28 avril, les troupes françaises essuyèrent des revers sur la frontière du Nord. Les officiers accusèrent les soldats d’indiscipline, mais ces derniers dénoncèrent les traîtres qui étaient à leur tête. Le général Dillon fut massacré par ses hommes lors de la déroute. Quant à La Fayette, il entama des négociations secrètes avec l’ennemi. Le 18 mai, il fit savoir à l’ambassadeur d’Autriche à Bruxelles qu’il sollicitait un armistice afin de marcher avec son armée sur Paris pour anéantir les Jacobins et rétablir le roi dans toutes ses prérogatives. La tentative de coup d’Etat avorta lamentablement, l’ambassadeur répondant que la négociation devait être menée avec Vienne et Berlin… !

Le 6 juillet 1792, la Prusse entra en campagne aux côtés de l’Autriche, et l’Assemblée proclama « la Patrie en danger » le 11 juillet suivant. Le manifeste envoyé par le duc de Brunswick, le commandant en chef des forces austro-prussiennes, fut connu à Paris le 1er août : il menaçait la population parisienne d’ « une exécution militaire et d’une subversion totale  » s’il était fait le moindre outrage à la famille royale.

Loin d’intimider la population, cette proclamation contribua à précipiter les événements du 10 août qui aboutirent à la suspension du roi, pendant que, sous le commandement unique du duc de Brunswick, les armées austro-prussiennes pénétraient en France : Longwy capitula le 23 août, tandis que Verdun était assiégée et Thionville encerclée et bombardée. Sur le front nord, la situation n’était pas meilleure car Lille était soumise aux bombardements intensifs de l’armée autrichienne.

Le 19 août le général La Fayette, après avoir tenté vainement de retourner son armée contre Paris, passa à l’ennemi ; le 29 août la prise de Verdun ouvrait la route de Paris aux armées ennemies. Pendant ce temps, Marie-Antoinette continuait de transmettre à l’étranger les secrets militaires (lettres à son amant Fersen des 5 et 23 juin). Les prévisions de Robespierre s’étaient pleinement réalisées et mettaient la France dans une situation militaire catastrophique. Comment l’Incorruptible allait-il adapter ses analyses à cette nouvelle situation ?

Cette question de l’adaptation de la stratégie de Robespierre à la nouvelle donne est l’occasion de rappeler que tout au long des cinq années que dura la révolution, il dut forger sa stratégie dans l’urgence, en plein cœur de la tourmente révolutionnaire dont il était un acteur majeur, l’adapter sans cesse aux nouveaux événements qui surgissaient, et cela sans jamais renoncer aux idéaux politiques qui étaient les siens, à ses principes qu’il considérait comme sacrés. Bien-sûr, et c’est inévitable, ceux qui font une analyse superficielle de ces « adaptations » en déduisent fatalement que sa pensée et son action comportent des ambiguïtés. Mais, ainsi que nous allons le voir, elles sont au contraire d’une remarquable cohérence : les principes et la priorité de la défense du peuple et de la Révolution restèrent toujours le fil conducteur de ses paroles et de son action.

  • Faire la guerre des peuples contre la tyrannie

Dès le soir de la déclaration de guerre, au club des Jacobins, Robespierre précisa sa position sur cette guerre désormais inévitable. Il allait l’exprimer également au début du mois de mai dans le premier numéro de son journal Le défenseur de la constitution, dans un article intitulé « Sur les moyens de faire utilement la guerre22 »  : « La guerre est commencée ; il ne nous reste plus qu’à prendre les précautions nécessaires pour la faire tourner au profit de la Révolution. Faisons la guerre des peuples contre la tyrannie. »

{}Toutes les citations qui suivent sont des extraits de ses discours aux Jacobins, souvent reproduits dans les articles de son journal. Ils montrent que l’Incorruptible avait prévu les désastreux effets de la guerre sur la mentalité générale. Aussi s’attacha-t-il, dans son journal, à tenir les esprits en éveil, en leur montrant la nécessité de considérer les événements et les hommes du point de vue de l’intérêt de la Révolution. Les premières opérations lui donnaient malheureusement raison. Les défaites de Mons et de Tournay venaient de prouver que la guerre avait été mal préparée. L’Incorruptible retrouva alors sa popularité, mais le peuple se rendit compte trop tard de sa clairvoyance, ce qu’il déplora dans le numéro 8 de son journal « Le grand défaut de notre nation et le malheur peut-être de l’humanité est de ne reconnaître la vérité que quelque temps après le moment où elle pouvait être utile. »

La priorité pour lui, c’était donc de faire une guerre vigoureuse contre les ennemis du dedans et une surveillance active des opérations des généraux et du pouvoir exécutif.

  • Rendre confiance aux soldats

— Dénoncer les officiers traîtres et rendre justice aux soldats patriotes

Après le désastre de Tournay, le général Théobald Dillon avait été massacré par ses hommes. Les faits furent présentés à l’Assemblée de manière très partiale et on accusa les soldats d’avoir assassiné un officier fidèle et patriote. L’occasion était trop bonne pour la cour et on dénonça à cor et à cris le manque de discipline. Les faits étaient en réalité très différents : des officiers avaient attendu la veille de la bataille pour passer à l’ennemi et d’autres avaient crié à la trahison en plein milieu du combat. Quant au général Dillon, il avait trahi et les ennemis, prévenus de l’attaque, attendaient les troupes françaises à Mons et à Tournay, avec des forces imposantes. La défaite avait été cuisante et avait entraîné de nombreux morts dans les rangs de l’armée française, ce qui avait provoqué la colère des soldats.

Robespierre défendit les soldats patriotes avec courage et persévérance en rappelant la trahison dont ils avaient été victimes : « Obéir à des chefs perfides, qu’est-ce autre chose que courir à la boucherie comme un troupeau… ? » Et il précisait que « Pour élever le courage de nos soldats, il faut leur témoigner de l’estime et de la confiance. Cependant, que n’a-t-on pas fait pour les avilir depuis les premiers événements de la campagne ? On a affecté d’imputer à leur indiscipline des échecs évidemment préparés par la perfidie.

De même, il dénonça une autre des causes de la défaite, engendrée par l’incurie et le mépris des officiers et de l’intendance pour les soldats : « N’est-il pas notoire que nos troupes manquèrent de vivres et que la disette fut aussi fatale à nos soldats que le fer de nos ennemis ? »

Et il concluait en demandant « pourquoi on ne fait pas le procès aux traîtres, mais seulement aux défenseurs de la Patrie ? », et en dénonçant le faux-procès que les ennemis de la Révolution faisaient aux soldats en les accusant d’indiscipline : « L’indiscipline dans l’idiome de nos patriciens, c’est le crime d’être à la fois soldat et patriote ; c’est le crime d’être autre chose qu’un automate disposé à égorger le peuple et à opprimer la liberté au signal des tyrans. »

Cette défense systématique des soldats est une constante chez Maximilien. Par exemple, le 30 janvier 1793, il écrira dans son journal « Lettre à mes commettants » : « Il faut pourvoir religieusement aux besoins de nos soldats. Il faut exciter le zèle des défenseurs de la patrie en leur assurant un sort, ainsi qu’à leur femme et à leurs enfants, et en acquittant plus fidèlement qu’on n’a fait jusques ici la dette que la patrie a contractée envers eux23 ».

Et il ne s’agissait pas là seulement, comme certains ont voulu le croire, d’une stratégie en vue de la victoire, car cette stratégie se confondait de fait avec ses convictions et ses principes et avec son combat en faveur des droits de l’homme. Et c’est cette philosophie qui guidait son action au jour le jour tout au long des cinq années où il a joué un rôle dans la Révolution.

Comme le fait remarquer Georges Michon, « Il fallut à Robespierre, dans ces jours sombres, une force d’âme peu commune pour ne pas fléchir devant la coalition de toutes les forces adverses, au moment où, à l’annonce des défaites de Belgique, l’exaltation patriotique, la haine ou l’intérêt pouvaient facilement armer contre lui une main criminelle. »

Réformer le code militaire

L’assemblée législative avait laissé sans broncher le Comité militaire adopter un code militaire pratiquement similaire à celui de l’Ancien régime. Robespierre fit remarquer que ce code était « l’ouvrage d’un comité composé de nobles » et en tous points semblable à celui « des pays où l’armée n’est qu’un instrument entre les mains d’un despote pour enchaîner et égorger les peuples. ».

Il faisait grief à Brissot et à ses amis d’avoir favorisé par tous les moyens le despotisme militaire, particulièrement en soutenant Narbonne et La Fayette, qu’il avait dénoncés à plusieurs reprises aux Jacobins (ce qui lui valut de recevoir une lettre d’injures adressée par un chef de bataillon de la Garde nationale, lettre suscitée par La Fayette lui-même). Il leur reprochait notamment d’avoir cherché à investir les généraux du droit de vie et de mort. En effet, le Comité militaire de l’Assemblée avait tenté de faire voter une loi qui aurait donné aux généraux « le droit de mort ou de déshonneur » sur leurs soldats, lequel projet avait été défendu à l’Assemblée par Dumolard et le Girondin Guadet. Robespierre n’aura de cesse par la suite de dénoncer cette duplicité des Girondins et leur alliance objective avec La Fayette.

Il s’opposa au projet de réorganisation de l’armée, présenté par le ministre de la guerre la Tour du Pin et inspiré notamment par La Fayette. Il dénonça les dispositions injustes prévues à l’encontre des soldats coupables d’insubordination, comme la remise de cartouches jaunes infamantes. De même, il protesta de façon véhémente contre la création par l’Assemblée, les 5 et 9 mai 1792, de tribunaux prévôtaux à suite des armées, ce qui revenait à ressusciter les tribunaux arbitraires d’Ancien régime.

Créer une armée de soldats-citoyens

Robespierre démontra que le soldat est un homme et un citoyen, qu’il a donc à ce titre des droits et des devoirs qui peuvent et doivent se concilier. Ainsi ses devoirs ne concernent que l’exercice et l’entraînement militaire, mais pas sa vie privée, et il a donc, comme tout autre citoyen, le droit d’information, de réunion, de pétition, etc. Il en va de même pour les officiers, dont les droits sur les soldats doivent être limités aux exigences de la guerre : « Si un officier, par exemple, s’avisait de vouloir lui défendre de visiter ses amis, de fréquenter des sociétés autorisées par la loi ; s’il voulait se mêler de ses lectures, de sa correspondance, pourrait-il invoquer la discipline et exiger l’obéissance ? » 

Il faisait allusion aux persécutions pratiquées par les officiers contre les soldats patriotes, et plus particulièrement contre ceux qui fréquentaient les sociétés populaires, notamment les sociétés affiliées au Club des Jacobins. Il dénonça de même comme une injustice révoltante le fait que 60.000 soldats, parmi les plus patriotes, avaient été congédiés arbitrairement par l’état-major, justement en raison de leurs idées révolutionnaires, et il préconisa de les regrouper dans une légion exemplaire de défenseurs de la République.

Mais cette défense systématique des soldats patriotes contre leurs officiers monarchistes, si elle correspond à l’intime conviction de l’Incorruptible que les droits de l’Homme s’appliquent à tous, y compris aux soldats, recoupe également un souci stratégique : celui de remplacer l’armée d’Ancien régime, composée d’esclaves contraints de se battre pour défendre les intérêts de leurs maîtres, par une armée révolutionnaire composée de soldats-citoyens luttant pour défendre le peuple et les acquis de la Révolution.

Purger l’armée des généraux aristocrates

Pour restaurer la confiance des soldats dans leurs officiers, il fallait « non pas assurer l’impunité des traîtres, mais rendre la trahison impossible ; faire cesser les motifs de la défiance publique, et non la punir comme un crime, ce qui ne ferait que la justifier et l’augmenter. »

{}Il fallait donner aux soldats des officiers dignes d’eux car « leur amour pour la Patrie, la loyauté qui est le caractère du peuple serait un garant certain qu’ils obéiront avec transport à la voix des chefs vraiment dignes de leur confiance. ». Il préconisait donc de donner aux troupes « des chefs dignes de leur confiance et pris dans leur sein. ».

Ces idées révolutionnaires firent leur chemin par la suite et aboutirent à l’émergence de généraux valeureux sortis du rang comme Hoche, Marceau, Jourdan, Pichegru, Bonaparte et tant d’autres, grâce auxquels les armées de la République purent enfin repousser l’invasion ennemie.

Faire une « guerre de propagande »

Robespierre rappela constamment les devoirs de fraternité entre les nations. Il s’agissait de la « guerre des peuples contre la tyrannie  » et elle devait être préparée. Il fallait procéder à une véritable « guerre de propagande » pour en expliquer les enjeux, notamment en Belgique et à Liège.

{{}}Informer les peuples et les armées

« … Qu’a-t-on fait pour éveiller et pour seconder l’ardeur des patriotes belges et liégeois ?....S’il est vrai, comme on l’a dit emphatiquement, que, pour abattre les tyrans, on comptait sur nos presses autant que sur notre artillerie, pourquoi a-t-on laissé cette arme oisive ? Pourquoi des manifestes destinés à développer les droits du peuple et les principes de la liberté n’ont-ils pas été traduits par les soins du gouvernement, en langues allemande et Belgique et répandus d’avance parmi le peuple et dans l’armée ? »

On voit bien, au travers de ces quelques phrases, que, pour Robespierre, la propagande devait se faire non seulement en direction des populations civiles, mais également en direction de l’armée, car il considérait les soldats comme des citoyens à part entière, et non comme des esclaves et de la chair à canon. Mais poursuivons son discours…

Changer la nature et les buts de la guerre

« Pourquoi ne leur a-t-on pas présenté une garantie formelle du plan de conduite que nous nous proposions de suivre, après la conquête, à l’égard de cette contrée ? …Il fallait dès l’origine ; il faut encore aujourd’hui déclarer solennellement que les Français n’useront de leurs forces et de leurs avantages que pour laisser à ce peuple la liberté de se donner la constitution qui leur paraîtra la plus convenable. »

Nous touchons ici à la divergence fondamentale qui opposait l’Incorruptible à Brissot et aux autres tribuns de la Gironde alliés à la cour : celle qui concernait les buts de la guerre. Pour Robespierre, il devait être clair pour tous les Français, pour leurs représentants à l’Assemblée et pour les soldats de l’armée de la République, que cette intervention militaire ne pouvait avoir d’autre but que d’aider les peuples à se libérer et à choisir eux-mêmes le régime qui leur conviendrait le mieux. Il fallait donc avant tout proclamer que la souveraineté des peuples serait respectée. En d’autres termes, il condamnait d’avance l’impérialisme qui allait devenir peu après la politique des Girondins au pouvoir, puis celle des Thermidoriens après sa mort et, au XIXe siècle le credo de la IIIe République.

Et il concluait par cet appel : « Ne voyons partout que la patrie et l’humanité. Portons nos regards vers le dénouement et vers le résultat : demandons-nous sans cesse quel sera le terme de la guerre et son influence sur le sort de la liberté. »

Et cette profession de foi, Robespierre voulait qu’elle soit portée dans les territoires des pays voisins par les soldats : « Que cette déclaration soit remise entre les mains de nos propres soldats, afin que chacun d’eux connaisse la volonté nationale dont il doit être l’exécuteur. » Les soldats français, exécuteurs de la volonté nationale, devaient être tenus au courant des buts de la guerre, et, en l’occurrence, ils devaient se comporter en libérateurs et non en conquérants. Ils ne devaient jamais oublier la nature particulière du conflit : « Il ne suffit pas ici de prendre des villes et de gagner des batailles. Ce qui nous importe réellement, ce sont les conséquences de cette guerre pour notre liberté politique… Gardons-nous d’en considérer le cours avec cette curiosité stupide qui se repaît du récit des sièges et des combats, avec ce servile engouement qui érige en idoles des officiers et des généraux. »

On voit ici ce souci constant de maintenir un esprit révolutionnaire chez les civils, aux antipodes de l’abrutissement que recherchent ceux qui préconisent de laisser agir les « spécialistes », transformant les civils en simples spectateurs.

Une profession de foi universelle

Il fallait surtout que cette déclaration de paix soit visible et compréhensible par les peuples chez qui l’armée française arriverait, qu’elle soit arborée par les troupes françaises lors de leur entrée dans les régions libérées : « Que cette pensée soit donc toujours présente à nos esprits, durant tout le cours de cette guerre ; que les noms sacrés de la liberté, de l’égalité, du peuple brillent sur nos drapeaux ; qu’ils soient gravés sur la poitrine de nos guerriers ; que tout annonce de loin aux yeux de nos ennemis le but de la guerre sainte que nous avons entreprise. »

{}Comme on le voit, il s’agissait bien là d’une profession de foi à valeur universelle, destinée à faire progresser la conscience des peuples sur leurs intérêts et leurs droits face aux tyrans et sur la solidarité naturelle qui les lie. On rejoint donc ici cette fameuse « déclaration de fraternité » que Maximilien appelait de ses vœux.

Convertir les prisonniers en missionnaires de la liberté

Il allait même plus loin : les prisonniers, de part et d’autre, devaient devenir les porte-flambeaux de cette propagande pour la liberté : « Que nos prisonniers (si quelques-uns des nôtres tombent entre leurs mains) leur portent ces leçons salutaires ; que les leurs viennent les puiser dans notre camp et deviennent les défenseurs ou les missionnaires de la liberté universelle ! »

Il souhaitait donc que  tous les prisonniers de guerre se transformassent en « missionnaires de papier », faisant ainsi écho à ses discours de janvier contre Brissot quand il avait dénoncé ce qu’il appelait les « missionnaires armés ». On voit au passage que les soldats ennemis faits prisonniers par l’armée française ne devaient pas être traités comme des ennemis, mais comme des frères, victimes de la tyrannie de leur monarque et susceptibles de rejoindre le camp de la liberté.

Ce qui nous ramène à la conception de la guerre développée par Maximilien : la ligne de fracture ne passe pas entre les deux nations belligérantes, mais à l’intérieur de chaque pays entre le peuple et ses oppresseurs.

Se désolidariser des exactions des généraux

En juillet 1792, il revint sur cette question dans un article intitulé « Réflexions sur la manière dont on fait la guerre », où il critiquait les mouvements des généraux. Robespierre s’adressa directement au peuple belge dans un appel à la solidarité face à leurs communs oppresseurs, parmi lesquels les généraux français eux-mêmes. En effet, lors de l’incendie de Courtrai le 29 juin 1792, Robespierre fut catastrophé de voir que ses craintes se réalisaient et que l’armée française se comportait en armée d’occupation. Alors que les habitants de la ville avaient reçu les soldats français « comme des frères », qu’ils les avaient aidés non seulement à se fortifier, mais également à vaincre plusieurs corps autrichiens, le commandement avait ensuite ordonné d’abandonner la ville pour se replier vers Lille. Pire, le général Jarry avait donné l’ordre, en partant, de mettre le feu aux faubourgs. Courtrai avait donc été livrée aux Autrichiens qui, pour se venger de l’attitude des habitants, les avaient massacrés de manière atroce et exemplaire, puis avaient incendié la ville. Dans le Défenseur de la constitution du début juillet, Robespierre exprima ses sentiments de tristesse et de rage impuissante devant ce déshonneur pour la France et ce malheur pour les Brabançons. Il souhaitait leur faire savoir que ce n’était pas le peuple français qui était coupable, mais ces ministres et ces généraux qui, sous couvert de paraître les défendre, avaient commis des choses impardonnables : interdire les mouvements populaires, préparer des réquisitions sur les caisses publiques, et, pour finir, incendier les faubourgs. Alors, dans un élan de solidarité avec ces peuples, il écrivit : « …Français, Belges, Allemands, esclaves malheureux des tyrans qui se sont partagés le genre humain, comme de vils troupeaux, vous serez libres ; gardez-vous d’en douter : je le jure par l’incendie de Courtrai (…), je le jure par la Déclaration des droits de l’homme. »

Certains historiens ont voulu voir dans ces phrases un appel à l’extension de la révolution par le moyen de l’armée. Honnêtement, nous ne pensons pas qu’il faille voir là un aval donné à une politique de conquête ou de « guerre en vue de la libération d’un peuple », mais bien plutôt une déclaration de principe, une exhortation passionnée à poursuivre et renforcer le combat contre les ennemis « de l’intérieur », communs aux peuples d’Europe et aux Français (sinon, pourquoi avoir placé les Français en tête de la liste dans sa phrase ?), et une « déclaration de fraternité aux peuples frères ». C’était plutôt, dirions-nous, un acte de foi dans la victoire finale des peuples contre les tyrans et un message adressé aux peuples d’Europe par-delà les frontières : « Peuples étrangers, l’injure qui vous est faite nous est commune, nous la vengerons ensemble ; vous n’êtes opprimés que parce que nous ne sommes point encore libérés. Les mêmes tyrans causent à la fois vos malheurs et les nôtres ; ne confondez point la nation française avec de vils conspirateurs et d’indignes mandataires ; eux seuls élèvent entre nous une fatale barrière. »

Une fois de plus, il rappela ce qu’il disait déjà avant la guerre : plutôt qu’une guerre de « libération », il aurait fallu d’abord et en priorité mener « une guerre de propagande » pour en expliquer les enjeux : «  Proclamons solennellement dans toutes les langues les principes sacrés sur lesquels repose notre constitution, la garantie de la fraternité que nous avons jurée à toutes les nations. »

En effet, on avait entamé cette guerre à un moment où les peuples dont on avait envahi le territoire n’étaient pas préparés pour désirer une république ou même une constitution, et cette guerre ne pouvait forcément que se transformer en guerre de domination pour imposer un régime, ou pire, en guerre de rapine, ce qui commençait déjà à se produire avec les contributions exigées des populations.

Après la prise des Tuileries et la chute de la royauté, le 10 août 1792, Robespierre fut élu député à la Convention et continua son combat au sein de l’Assemblée. Il rappela notamment en octobre 1792 dans son nouveau journal intitulé « Lettres à mes commettants » : « Cette guerre ne ressemble à aucune autre. La République ne peut voir dans les rois conjurés contre elle des ennemis ordinaires, mais des assassins de l’humanité, des brigands révoltés contre la souveraineté des nations.  »

A la Convention (septembre 1792- 9 thermidor an II/10 juillet 1794) : lutter contre la guerre de conquête

Valmy ou la victoire de l’enthousiasme révolutionnaire

La victoire de Valmy, le 20 septembre 1792, semblait pourtant marquer une ère nouvelle dans la conception de la guerre. L’épisode du général Kellerman disposant ses troupes en colonnes, plantant son chapeau surmonté du panache tricolore au bout de son sabre et criant « Vive la nation ! », cri répété en chœur par les soldats à maintes reprises, l’enthousiasme révolutionnaire qui s’empara des armées et décida de l’issue de la bataille, tout cela était tout de même le signe d’un changement, tant dans l’état d’esprit des officiers que dans la confiance que les soldats leur accordaient.

Goethe, témoin oculaire de cette bataille, émit le jugement suivant : « De ce lieu et de ce jour date une ère nouvelle dans l’Histoire du monde ». Le ministre de la guerre Servan lui-même ne s’y trompa pas et fut obligé d’admettre le 23 septembre : « Je vois que les troupes, officiers et soldats, se sont battues avec la bravoure de Français libres et que tous ont bien mérité de la patrie24. »

Mais c’est surtout lors de la victoire de Jemmapes, remportée sur les Autrichiens aux sons de la Marseillaise par les « carmagnoles » de Dumouriez, que la démonstration fut faite que l’armée de la Révolution pouvait battre en rase campagne une armée de l’Ancien régime.

La bataille de Valmy eut des conséquences politiques heureuses, avec l’avènement de la République le lendemain, lorsque la nouvelle parvint à Paris. Elle eut aussi des conséquences militaires positives, dans la mesure où l’invasion austro-prussienne fut peu à peu repoussée. Mais la Convention girondine, qui assuma le pouvoir avec le ministère à partir de septembre 1792, ne mit pas fin à la politique d’Ancien régime dans le domaine militaire, ni à la guerre de conquête : elle s’engagea au contraire dans une politique d’expansion vers la Belgique.{{}}

La dérive vers la guerre de conquête

Après les victoires de Valmy et de Jemmapes, la menace de la dictature militaire ne tarda pas à réapparaître, confirmant les craintes de Robespierre. L’ambition des généraux allait imposer à la France une politique impérialiste qui déterminerait l’entrée en guerre de l’Angleterre, de la Hollande, de l’Empire et de l’Espagne. Le général Custine entra en conquérant à Spire, à Worms, à Francfort, à Mayence, et le général Anselme en fit de même à Nice. Dumouriez écrivit au général Kellermann « Le Rhin doit être la seule borne de nos campagnes depuis Genève jusqu’à la mer. » (25 octobre) et il se lança à la conquête de la Belgique. La Gironde laissa faire.

En octobre et en novembre 1792, la question de la paix se posa à la Convention. Les Montagnards ne voulaient pas de conquêtes. Robespierre aspirait à la paix et exigeait « des bornes à nos entreprises militaires. » Mais le Conseil exécutif et le Comité diplomatique subissaient l’influence du banquier Clavière et du baron Cloots, chefs des immigrés étrangers, très nombreux dans les clubs, et surtout au club des Cordeliers où ils formaient le noyau du parti hébertiste. Albert Mathiez affirme qu’après Jemmapes, les Girondins adoptèrent la politique des réfugiés et que ce fut un tournant décisif car à la guerre de défense succéda la guerre de conquêtes. Sur leur opportunisme vint se greffer le jusqu’au-boutisme. Brissot, qui dirigeait alors la politique extérieure de la France en tant que chef du Comité diplomatique, voulait révolutionner l’Europe à sa manière. Il écrivit à Servan le 26 novembre 1792 : « Nous ne pourrons être tranquilles que lorsque l’Europe, et toute l’Europe, sera en feu… Si nous reculons nos barrières jusqu’au Rhin, si les Pyrénées ne séparent plus que des peuples libres, notre liberté est assise. » Pour lui, la liberté n’était que le prétexte pour justifier l’expansionnisme.

Dans les territoires libérés, la politique de la France fut très ambigüe25. Même si la Convention affirmait toujours vouloir respecter les droits des peuples, elle ne faisait rien pour contrecarrer les agissements des généraux qui, dans les pays vaincus, agissaient à leur guise. En Belgique, par exemple, le général Dumouriez fit dissoudre les anciens Etats de Belgique et les fit remplacer par des représentations provisoires dans lesquelles les Belges de France étaient majoritaires. Contre l’opinion majoritaire de la population, Dumouriez avait l’intention de transformer ces nouvelles représentations en un gouvernement provisoire central. Une manifestation à Bruxelles dégénéra en émeute et les représentants provisoires firent interdire les réunions, arrêter les opposants et décréter la peine de mort pour toute tentative de rétablissement des anciens Etats. La majorité des nouveaux députés étaient pourtant favorables à des relations privilégiées avec la France, mais ne désiraient pas une « réunion » avec elle.

Le même scénario, plus ou moins, se produisit dans la principauté de Liège. Le 28 novembre 1792, les troupes françaises entrèrent dans Liège « libérée », d’où le prince-évêque s’était enfui, et y ramenèrent l’ancienne municipalité au pouvoir. Les autorités militaires conseillèrent aux Liégeois de s’organiser en Etat indépendant et d’élire une convention nationale. Mais Danton fit pression sur les délégués et empêcha la tenue de cette convention. Il proposa de transformer immédiatement les représentants élus en administrateurs provisoires du futur département français. Autrement dit, la « principauté » de Liège devait être rattachée à la France et devenir un département français. Les Liégeois ne protestèrent pas au début, car ils n’étaient pas fondamentalement contre cette réunion, mais très vite les mesures brutales prises contre la population entraînèrent des protestations : obligation d’accepter les assignats français (très dévalués), et parallèlement maintien des impositions en numéraire, ce qui revenait concrètement à un véritable pillage du pays. Rappelons au passage que ces faits, pourtant très révélateurs des conceptions de Danton, mais aussi des Girondins, sur le droit des peuples, font rarement l’objet de commentaires.

À Paris, à la Convention, malgré la promesse de respecter la souveraineté des peuples, des gens comme Cambon, Roland et Lebrun développèrent des thèses contraires. Lebrun, qui était le ministre des affaires étrangères, était partisan de la guerre de conquête et de l’annexion par la France de la Belgique et des Pays-Bas. Au début de 1793, la Convention, quant à elle, était dominée par les députés Girondins qui avaient envoyé plusieurs des leurs au ministère pour y poursuivre la même politique belliciste que le roi et la cour. Le 1er février 1793, la convention girondine déclara la guerre à l’Angleterre et à la Hollande, puis le 7 mars à l’Espagne. Une alliance de fait s’opéra entre Lebrun et les Girondins. Quant à Cambon, il trouvait que certains généraux, et notamment Dumouriez, n’allaient pas assez loin ! Avec Roland et Lebrun, ils prétendaient « municipaliser » la Belgique et en prendre le contrôle financier.

Le peuple belge étant considéré comme trop immature pour détruire l’Ancien régime, la France devait se substituer à lui afin de détruire toutes les autorités existantes.

C’est à partir de tels arguments que la Convention allait voter le 15 décembre 1792 un décret qui introduisait le droit de tutelle révolutionnaire de la France (appelée pour l’occasion la Grande nation) sur les peuples-mineurs. L’exercice de la souveraineté des peuples était purement et simplement confisqué : les représentants provisoires élus étaient démis de leurs fonctions arbitrairement et la France introduisait son propre pouvoir exécutif dans les opérations administratives. Pour comble, les biens nationaux étaient confisqués.

On avait pris soin dès 1790 de préparer ce coup de force par une campagne de calomnie qui présentait les Belges comme des calotins et l’ignorance sur la situation en Belgique avait été soigneusement entretenue. De plus, les Girondins avaient propagé l’idée qu’il suffisait aux armées françaises d’entrer en Belgique pour « régénérer » la population. Ce décret du 15 décembre fut le premier texte législatif qui marqua la dérive conquérante de la Convention. Couthon, un des proches de Robespierre, le qualifia d’ailleurs de « décret liberticide et attentatoire à la souveraineté des peuples ».

Les représentants déchus autoritairement s’organisèrent et le Hainaut envoya même le 21 décembre à Paris une délégation pour plaider leur cause. Ils furent traités par Cambon de « représentants des aristocrates et de l’Autriche ». Puis en janvier, les villes de Louvain et de Bruxelles à leur tour envoyèrent des représentants à la barre de la Convention pour se plaindre des enlèvements illégaux faits par l’armée qui avait confisqué à son compte l’argenterie des églises. Ils se plaignaient aussi de cette dérive vers une réunion forcée dont les Belges ne voulaient pas. Ils démontrèrent que le lien entre les peuples ne pouvait être légitime s’il reposait sur l’inégalité supposée de nations dites mineures. Vergniaud, un Girondin, répliqua en reprenant les arguments de Cambon.

Pendant ce temps, les troubles se multipliaient en Belgique : certains paysans avaient tiré sur les troupes françaises, qui, en représailles, mirent le feu à plusieurs villages. Tous ces événements suscitèrent bien évidemment la déception et la colère chez de nombreux patriotes, parmi lesquels il faut compter le poète allemand Klopstock, qui s’était enthousiasmé pour la Révolution française, dont il avait écrit qu’elle constituait « l’acte le plus noble du siècle ». A la fin de 1792, son opinion avait changé par la force des choses. Voici ce qu’il écrivait dans son poème « La guerre de conquête » :

Telle aussi fut ma joie au spectacle d’un peuple,

Un peuple grand et fort renonçant à jamais

A toutes guerres de conquête…

Hélas ! Malheur à nous !

Ceux qui jadis domptèrent

La bête monstrueuse ont eux-mêmes détruit

La plus sainte des lois, la leur : dans leurs batailles

Ils sont devenus conquérants…

Les raisons de ce virage vers la guerre de conquête

« Les appétits s’aiguisent »

Pour expliquer ce virage de l’assemblée, il faut comprendre qu’à Paris « les appétits s’aiguisaient », selon l’expression de Marc Belissa. Pour une partie des députés, conduits par Cambon, les assignats, très dévalués et devenus une vraie « monnaie de singe » devaient circuler librement dans les pays « délivrés ». Les peuples délivrés devaient donc les accepter sans broncher. Avec cette « libre circulation de l’assignat », ou plus exactement cette circulation forcée de l’assignat, Cambon réalisait les vœux des Girondins et des bellicistes d’avril 1792 : l’exportation de la crise économique française.

De plus, Cambon réclama le droit de mener des réquisitions chez les peuples délivrés et approuva celles qui avaient déjà été menées, par exemple à Francfort par le général Custine. La présence des armées françaises dans les pays libérés tourna à l’occupation pure et simple et le pouvoir exécutif y organisa un pillage en règle. A partir de janvier 1793, les masques tombèrent et les véritables raisons de cette fièvre belliciste et conquérante s’affichèrent sans vergogne. Merlin, Delacroix et Gossuin écrivirent : « Le salut de la République française, vous le savez, est dans la Belgique. Ce n’est que par l’union de ce riche pays à notre territoire que nous pourrons rétablir nos finances et continuer la guerre. »

Les « limites naturelles » de la France 

Les richesses de la Belgique suscitaient donc des convoitises. Ce fut le début de la politique de puissance de la France et de sa dérive conquérante. Là commença aussi le mythe des « limites naturelles de la France ».Le 31 janvier, Nice fut rattachée à la France sans discussion après un vote de la Convention, suite au discours de Danton dont voici un extrait :

« Je dis que c’est en vain qu’on veut faire craindre de donner trop d’étendue à la République. Ses limites sont marquées par la nature. Nous les atteindrons toutes des quatre points de l’horizon : du côté du Rhin, du côté de l’océan, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République, et nulle puissance ne pourra nous empêcher de les étendre. La réunion de Liège prépare celle de toute la Belgique… Alors nous ferons exécuter les lois françaises, alors les prêtres, les aristocrates séditieux purgeront la terre de la liberté et cette purgation opérée, nous aurons des hommes de plus, des trésors de plus. »

Le baron Cloots n’avait-il pas déclaré dès 1791 que « Les quatre-vingt-trois cases du damier de la France seront augmentées de douze cases nouvelles dont le rebord sera le Rhin et le sommet des Alpes, si toutefois l’intérêt de l’Europe n’exigeait pas un damier plus étendu. »  ? On voit que les ambitions territoriales n’étaient pas un argument nouveau et qu’elles n’avaient pas de limites…

Il nous faut ici faire remarquer que Danton (et avec lui Cambon, les Girondins et bon nombre de futurs Thermidoriens), avec ces idées qui n’ont rien de l’humanisme des Lumières, préfigurait très bien l’idéologie impérialiste qui sera celle de la IIIe République hors des frontières et du continent. Ne serait-ce pas là une des raisons importantes qui font que certains l’adulent comme le plus grand héros de la Révolution française, alors que Robespierre en est devenu pour eux l’âme damnée ?

Désormais, une partie de plus en plus importante des députés allait suivre cette nouvelle orientation belliqueuse et conquérante. Mais les appétits s’aiguisaient aussi pour les négociants de tout poil. Est-il utile de rappeler que les fournitures aux armées constituent toujours un commerce très lucratif qui engendre presque toujours la corruption chez les hommes politiques ?

Purger Paris des sans-culottes et mettre un terme à la Révolution

Le dessein véritable de la Gironde se révéla : elle voulait la continuation de la guerre et des conquêtes pour diriger vers l’extérieur la force révolutionnaire et détourner le peuple des problèmes sociaux. Cette préoccupation se lit au travers de la déclaration du Girondin Roland : « Il faut faire marcher les milliers d’hommes que nous avons sous les armes, aussi loin que les porteront leurs jambes, ou bien ils reviendront nous couper la gorge. »

Comme on le voit, il s’agissait bel et bien de « purger Paris » des sans-culottes afin de mettre fin à la Révolution avant qu’elle ne s’avisât de vouloir attenter à la propriété. La même préoccupation se lit d’ailleurs dans cette lettre du ministre des Finances Clavière au général Custine : « On doit se maintenir dans l’état guerrier. Le retour de nos soldats apporterait partout le trouble et nous perdrait. »

Cette peur des citoyens-soldats, qui étaient pour beaucoup des sans-culottes, s’expliquait par la politique menée par les Girondins au gouvernement. Non seulement ils ne cherchaient pas à résoudre la crise alimentaire, refusant notamment de prendre des mesures contre les accapareurs et les spéculateurs, mais de plus ils exaspéraient le mécontentement des pauvres en appliquant la loi martiale lors des émeutes populaires. La guerre dès lors était devenue un moyen de diversion pour se débarrasser des sans-culottes trop revendicatifs et les éloigner de Paris. Dès le mois de juillet 1792, 15.000 volontaires s’étaient déjà engagés dans l’armée, après la proclamation solennelle à travers les rues de « la Patrie en danger ».

Mais Danton trouvait que cela ne suffisait pas : il appela à une grande « convulsion nationale ». Rappelons qu’il n’était pas ministre de la Guerre, mais ministre de la Justice. Après s’être écrié d’un ton martial « Il est temps de dire au peuple qu’il doit se précipiter en masse sur ses ennemis », il fit voter par l’Assemblée une levée immédiate de 30.000 hommes à Paris et dans la région parisienne. Il conjura ainsi le danger que représentaient pour la bourgeoisie ces dangereux jeunes gens qui, de militants incommodes, devaient se transformer en soldats obéissants. La bourgeoisie lui en sut gré.

Le 2 septembre 1792, dans un discours resté célèbre, Danton demanda à l’Assemblée de porter de 30.000 à 60.000 le nombre de soldats dont la Patrie avait besoin. L’Histoire officielle a retenu la fameuse tirade : « ...Il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace et la France sera sauvée ! » qui transforme Danton en « sauveur de la République ». C’est oublier un peu vite que les motivations réelles de ce discours belliqueux étaient loin d’être aussi simples… Pour bien manifester à la bourgeoisie son intention, Danton fit mieux : il cibla ceux qui devaient partir au combat en proposant de recenser les Parisiens nécessiteux en état de porter les armes et de leur attribuer une solde spéciale.{}

Quant à Cambon, il se déchaîna à la tribune de l’Assemblée le 4 septembre, conjurant les députés de ne pas « céder la souveraineté » à cette Commune (il s’agit de la Commune de Paris à qui l’on doit la journée du 10 août et la chute de la monarchie !) où sévissent des « hommes plus barbares, plus criminels et surtout plus lâches » que les troupes étrangères « qui infestent nos campagnes frontières ». Il y dénonça des « agitateurs pervers, des intrigants, des rebelles payés peut-être par la Prusse ». Et il ajouta que, si l’on n’y veillait pas, ces gens-là « pilleront nos propriétés ». Au point que Michelet lui-même, dans son Histoire de la Révolution française, est obligé de reconnaître « qu’il y avait un avantage, sans nul doute(…), à donner des cadres militaires à ces masses confuses dont une partie, s’écoulant vers l’armée, aurait allégé Paris. »{}

On voit que, pour une partie du personnel politique tout au moins, l’ennemi n’était pas à l’extérieur des frontières, mais bien au-dedans, en la personne des sans-culottes et de la Commune de Paris. Pour Robespierre également, mais la différence, c’est que pour lui, l’ennemi était aux Tuileries.

Les exemples de Danton et de Cambon montrent, pour qui veut bien le voir, qu’à ce moment-là, les masques tombèrent : une des préoccupations majeures de cette assemblée, c’était de « purger Paris » des sans-culottes afin de mettre un terme à la Révolution avant qu’elle ne s’avisât de vouloir attenter à la propriété. On comprend mieux, dès lors, pourquoi Danton (et plus tard, Carnot, on le verra) sont les biens aimés de l’Histoire officielle, alors que Robespierre en est le mal aimé. Mais revenons-en à Maximilien.

Les positions de Robespierre contre la guerre de conquête

Détacher les peuples de la cause des tyrans

Face à ceux qui voulaient poursuivre la guerre et qui étaient partisans des conquêtes, il affirma la nécessité de « borner nos entreprises militaires ». Pour lui, la tâche à l’ordre du jour n’était pas de jouer les « Don Quichotte du genre humain »  ; c’était au contraire « d’aider nos plus proches voisins à secouer le joug du despotisme(…) et de nous hâter d’appliquer toutes nos ressources à toutes nos énergies à nos affaires domestiques, pour fixer enfin au milieu de nous la liberté, la paix, l’abondance et les lois. »

Selon lui, il fallait donc punir les rois et achever rapidement la guerre. Robespierre s’inquiétait de la poursuite de la guerre et de la dérive conquérante de la politique extérieure de la Convention. Son journal revenait constamment sur la nécessité de limiter les opérations militaires et d’écraser l’ennemi au plus vite pour jouir de la paix. Il écrivit ainsi en janvier :

« Sans la guerre, les Français, dirigeant toutes leurs forces et toute l’activité de leur génie contre les préjugés et contre les intrigues qui s’opposent à la félicité commune, pourraient aisément réaliser les principes qu’ils ont reconnus, et fonder paisiblement la constitution qui doit établir parmi nous le règne de la justice et de l’égalité. La guerre fait nécessairement une diversion funeste. Elle nous force à épuiser l’État d’hommes et d’argent (…) Elle dévore les meilleurs citoyens qui vont à la défense de la patrie menacée. »

{}En février 1793, Robespierre, jusque-là discret sur la question de la Belgique (son attention était accaparée par la question du jugement du roi) prit position dans son journal Lettres à mes commettants. Il se livra à une critique en règle de la politique extérieure de l’assemblée. Selon lui, la Convention avait toujours repoussé le moment d’aborder la question de son « plan de conduite avec les peuples étrangers » et en avait abandonné la responsabilité au Comité diplomatique girondin. C’est ainsi qu’elle avait voté le 15 décembre 1792 un décret organisant la tutelle de la France sur les peuples « délivrés » dont le territoire se trouvait de facto occupé. Ceux-ci devaient même verser une indemnité d’occupation, ce qui en soi n’eût pas été choquant s’il s’était agi seulement de taxer les privilégiés, ce qui n’était pas le cas. Ces décrets attentaient à la souveraineté des peuples délivrés et étaient rejetés par nombre de Belges.

Pour lui, la tâche prioritaire était donc de « détacher les peuples de la cause des tyrans » et de « faire mûrir leur insurrection ». Pour cela, il convenait « d’éclairer » et non de conquérir ou de brusquer les préjugés religieux des populations. Il fallait pour cela mener une véritable guerre de propagande pour convaincre les peuples et « dépopulariser » la guerre. Il fallait obliger les généraux à respecter le décret qui proclamait le respect de la souveraineté des nations, car le fait d’avoir violé ce principe avec la complicité de la Convention faisait porter sur celle-ci l’accusation de « double-langage » : « Le moment est venu de renouveler cette déclaration, et surtout de la faire exécuter religieusement ; car à quoi servent les lois les plus sages lorsqu’elles ne sont point observées, si ce n’est à compromettre la sagesse et la loyauté de ceux qui les ont promulguées ? »

Respecter les rythmes d’évolution de la conscience des peuples

Comme à l’hiver 1791, Maximilien fit preuve de pédagogie en expliquant la complexité du processus révolutionnaire. Celui-ci ne peut pas être le même pour toutes les nations et il ne suffit pas de s’autoproclamer « pouvoir révolutionnaire » pour les guider : « Les différents peuples de l’Europe n’ont pas les mêmes mœurs, ni le même degré de Lumières, ni la même disposition à recevoir actuellement la constitution que le peuple français désire ; mais ce principe (celui du respect de la souveraineté populaire) est applicable à tous, car tous les peuples sont à peu près disposés à secouer le joug des gouvernements qui les ont opprimés jusqu’ici. »

Maximilien avertit les députés : à vouloir brusquer les peuples, on risque de les faire reculer : « Si nous violons ce principe, sous le prétexte de hâter les progrès de la liberté, nous courons le risque de les aliéner, de fortifier le parti aristocratique. On peut aider la liberté, jamais la fonder par l’emploi d’une force étrangère. Les préjugés qui la combattent cèdent à la raison et se fortifient par la violence. Il en est surtout qui ont un tel ascendant sur le cœur des hommes que les attaquer de front, c’est les rendre invincibles et sacrés. Ceux qui veulent donner des lois les armes à la main ne paraissent jamais que des étrangers et des conquérants.. »

On voit la remarquable continuité de la pensée de Robespierre depuis les arguments contre la guerre de l’hiver 1791. Robespierre ne posait pas la question des réunions, comme les autres députés, mais celle de l’union des peuples contre les despotes. De plus, il appelait à une information plus poussée sur ces questions et à un grand débat à la Convention, à l’issue duquel elle prendrait enfin ses responsabilités.

Et de fait, comme il l’avait prévu et annoncé, les Belges et les Rhénans se soulevèrent contre les exactions dans les pays occupés, précipitant la trahison du général Dumouriez qui, après avoir tenté en vain de faire marcher ses soldats contre Paris le 27 mars, passa à l’ennemi. Cette trahison entraîna la débâcle des troupes françaises au printemps 1793. Les armées austro-prussiennes victorieuses de l’agression française pénétrèrent sur le territoire de la République. Et c’est pour colmater l’ouverture de ses frontières que celle-ci dut procéder à une levée en masse de 300.000 hommes. Est-il nécessaire de rappeler que cette levée en masse (et en hâte) provoqua la révolte vendéenne, ce qui mit la République dans une situation périlleuse.

Le tournant du printemps 1793

La première guerre de conquête, menée par la Convention girondine, et qui violait les droits naturels des peuples dans le but d’annexer la Belgique, la Rhénanie et la Hollande, prit fin avec la débâcle militaire de mars 1793. En effet, face à cette débâcle, la Convention se trouva obligée de procéder à un tournant important dans sa politique extérieure. Elle dut adopter une politique plus prudente, plus respectueuse des rythmes révolutionnaires et de la souveraineté de chaque peuple. Par le décret du 13 avril, elle déclara « qu’elle ne s’immiscerait en aucune manière dans le gouvernement des autres puissances ».

Comme ce décret coïncidait avec le débat sur la Constitution, Robespierre intervint le 24 avril pour rappeler à la Convention les devoirs du peuple français vis-à-vis des autres peuples. Dans son discours, il critiqua ainsi la politique internationale des Girondins et leur absence de principes en la matière : « On dirait que votre déclaration a été faite pour un troupeau de créatures humaines parqué sur un coin du globe, et non pour l’immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et pour séjour. »

Puis il proposa à l’Assemblée une nouvelle Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen26 en préambule de la nouvelle constitution, incluant ces devoirs. En voici un extrait :

Art. XXXV : Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entraider selon leur pouvoir, comme les citoyens d’un même Etat.

Art. XXXVI : Celui qui opprime une nation se déclare l’ennemi de toutes.

Art. XXXVII : Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

Art. XXXVIII : Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers, qui est la nature. »

La proposition de Robespierre ne fut pas retenue par la Convention qui se contenta d’intégrer la formulation du décret du 13 avril dans la Constitution de l’An I. « La France ne s’immiscera d’aucune manière dans le gouvernement des autres puissances ».

{}Cependant, son combat ne fut pas vain puisqu’en mai 1793, la Convention adopta une série de mesures destinées à mettre en place une nouvelle stratégie diplomatique plus conforme à l’esprit du décret d’avril. Cette nouvelle ligne diplomatique était celle qu’avait défendue Robespierre depuis de longs mois. Elle consistait, face à la coalition des monarchies européennes qui s’était constituée contre la France, à regrouper les puissances secondaires dans une contre-coalition pour se défendre contre l’ambition des despotes. Elle consistait aussi à utiliser les armes de la diplomatie, à négocier avec les pays neutres et à s’appuyer sur le rejet de la guerre de conquête pour disloquer la coalition et reconstituer un réseau d’alliés pour la République, avec des Etats comme la Suisse, les Etats-Unis, mais aussi la porte ottomane (empire ottoman).

Au Comité de Salut Public, mener la guerre défensive et la gagner (juillet 1793-juillet 1794)

Juin 1793 : la France encerclée

Au début du mois de juin 1793, les Girondins, discrédités en raison de leurs liens avec Dumouriez et qui, par leur politique désastreuse, étaient responsables de la situation militaire catastrophique dans laquelle se retrouvait la France (sans parler de leur refus de taxer les produits alimentaires de première nécessité), avaient été expulsés de la Convention par le mouvement populaire.

Mais la France, encerclée de toutes parts sur ses frontières maritimes et terrestres par les armées coalisées de tous les tyrans d’Europe, devait de surcroît faire face à la rébellion vendéenne animée par les nobles et les prêtres réfractaires (voir carte) et soutenue par les Anglais qui occupaient de plus Toulon. C’est le moment que choisirent les Girondins pour impulser un soulèvement fédéraliste contre Paris dans toutes les régions où la bourgeoisie marchande dominait (voir carte). La situation de la République était donc dramatique et nécessitait une réaction rapide et énergique pour faire face à l’ennemi sur tous les fronts, extérieurs et intérieurs, faute de quoi la Patrie des Droits de l’homme serait écrasée sans merci par ses ennemis coalisés.

La nécessité de la guerre défensive

La situation de la République était donc dramatique et nécessitait une réaction rapide et énergique pour faire face à l’ennemi sur tous les fronts, extérieurs et intérieurs, faute de quoi la Patrie des Droits de l’homme serait écrasée sans merci par ses ennemis coalisés.

L’heure n’était donc plus aux déclarations pacifistes et aux tentatives de négociations avec l’ennemi. C’est pourquoi le 18 juin, un article proposé par Hérault de Séchelles, vint en discussion à l’assemblée pour être intégré à la Constitution. Il proclamait : « Le peuple français ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire. »

Et, bien-sûr, Robespierre soutenait cette position. Certains historiens accusent Robespierre ou le soupçonnent d’avoir changé de position radicalement, d’avoir été tout d’abord un adversaire acharné de la guerre, puis d’avoir corrigé sa position en 1793 lorsqu’il est entré au Comité de Salut public. Selon leur idéologie, les historiens attribuent ce changement à des raisons différentes : pour certains, qui le présentent comme un tyran aspirant à une dictature sanguinaire, on parle de son ambition qui se serait soudainement dévoilée lorsqu’il serait arrivé au pouvoir ; pour d’autres, de plus en plus nombreux de nos jours dans la « nouvelle Histoire », Robespierre serait en fait un parfait disciple de Machiavel, un fin stratège, et même, pourquoi pas, un adepte de la realpolitik.

Si l’on veut résumer les positions de Robespierre sur la question de la guerre, on trouve, comme sur tous les autres sujets, une pensée très cohérente, une pensée qui se construit au jour le jour dans l’action mais qui ne cède jamais à l’opportunisme. C’est cette dialectique permanente entre une pensée et une action en train de se construire que Georges Labica a qualifiée, à propos de Robespierre, de « philosophie en action ». 27 Cette pensée évolue en permanence autour du principe central et indéfectible de droit naturel universel.

L’offensive « pacifiste » des girondins et des dantonistes

C’est pourtant à ce moment-là, lors de la discussion sur cet article, que certains députés, qui avaient pourtant soutenu la nécessité de la guerre dès le début, s’avisèrent qu’il serait plus avantageux pour la république de négocier avec l’ennemi. C’est le cas de Mercier, par exemple, qui soutient qu’ « on peut sur son territoire faire des traités avantageux » ! Robespierre dut ferrailler avec lui pour défendre l’article, disant qu’ « un peuple qui traite sur son territoire avec les ennemis est un peuple déjà vaincu, et qui a renoncé à son indépendance. ». Mais les Girondins ne s’avouèrent pas vaincus. L’un d’eux, Carra, qui avait déjà été mêlé aux pourparlers avec les Prussiens après Valmy, soutint dans son journal que la paix était possible, au moins avec les Prussiens.

Mathiez, qui a bien étudié le sujet, affirme que « Tout ce qui restait du parti girondin à la Convention, appelait ouvertement à la paix, et Danton, en sous-main, secondait la manœuvre. »

À propos de Danton, voici ce qu’il écrit : « L’étude attentive de sa conduite dans la politique étrangère ne permet pas de douter qu’il appela de tous ses vœux et de tous ses efforts, sous la Convention, une paix hâtive, une paix prématurée, qui aurait été fatale à la France et à la Révolution, mais qui aurait servi les ambitions démesurées de son auteur. » et, plus loin, Mathiez ajoute que Danton « cherchait à profiter pour ses ambitions très basses de l’immense lassitude créée par la guerre en bâclant à tout prix une paix honteuse avec l’ennemi » et qu’il était « le chef indulgent de tous les défaitistes de l’époque, un défaitiste d’autant plus redoutable qu’il est plus habile et plus insaisissable, et dont le Comité de Salut public ne peut briser l’opposition souterraine que par le grand coup de force d’un procès révolutionnaire. »

En effet, Danton ne voyait le salut que dans une alliance avec les Girondins, alors en pleine révolte. Il se proposait de désorganiser le Comité de Salut public en le divisant, puis de le renverser. En attendant, il regrouperait derrière lui tous ceux que lésaient l’état de siège et les lois révolutionnaires. Il se posait en adversaire de la Terreur, il battait en brèche toutes les mesures gouvernementales. Il voulait offrir l’amnistie aux aristocrates et aux Girondins, la suppression du maximum des prix aux commerçants, la paix à tous ceux qui étaient las de la guerre. Il s’agissait bien d’un changement de régime, d’une conspiration, et cela dans les pires périls que courait la patrie.

Dans ces conditions, le CSP avait-il un autre choix que de mettre fin à cette campagne souterraine en organisant le procès de Danton afin de révéler ses manœuvres, franchissant un pas de plus dans l’escalade de la Terreur ? On mesure ici à quel point la question de la guerre a bien été à l’origine de la politique de Terreur, non seulement pour combattre ces manœuvres souterraines destinées à développer le défaitisme dans la population, mais aussi au travers de ce que Mathiez appelle « l’immense lassitude créée par la guerre ».

Dans l’immédiat, à l’été 1793, à l’offensive girondine en faveur de la paix s’opposa rapidement une contre-offensive hébertiste en faveur de la guerre. Et c’est cette tendance qui l’emporta finalement puisque, lorsqu’il fut question pour la Convention de renouveler le Comité de Salut public, Danton et Delacroix ne furent pas réélus. Par contre, Robespierre y entra le 27 juillet et Mathiez ne peut s’empêcher d’ajouter « heureusement pour la France. » L’Incorruptible regroupa derrière le Comité de Salut public tous ceux qui ne voulaient pas détendre le nerf révolutionnaire avant la victoire. Mais, alors que le nouveau Comité coupait court à toute négociation avec l’ennemi et ne comptait que sur la force des armes pour contraindre l’ennemi à reconnaître la République, Danton continuait à réclamer une paix de compromis.

Mais, si cette faction qui désirait faire des tractations avec l’ennemi, celle de Danton et des Girondins, avait triomphé, le prix à payer pour cette paix aurait brisé la Révolution dans sa force, détruit toutes les espérances nationales et livré aux vengeances aristocratiques et royales les peuples affranchis qui avaient cru aux promesses de liberté de la France. Il était clair, en effet, alors que les armées françaises battues reculaient partout, qu’on ne pouvait obtenir la paix qu’au détriment de la République. Il tombait sous le sens que les rois, qui touchaient à la victoire, n’exigeraient pas seulement, pour traiter, des indemnités territoriales et pécuniaires, mais aussi des mesures de réparation en faveur de tous les émigrés, de tous ceux que la Révolution avait lésés. Dans ce terrible été 1793, les républicains ne pouvaient recevoir la paix qu’à genoux et étaient promis au poignard de la répression qui n’aurait pas manqué de s’ensuivre, c’est-à-dire à ce qu’on appelle la Terreur blanche.

La nouvelle stratégie du Comité de Salut public

Le nouveau Comité de Salut public élu le 27 juillet, où Robespierre retrouvait son ami Saint-Just, adopta très rapidement des mesures énergiques pour repousser l’offensive, tant de l’extérieur que de l’intérieur. En ce qui concerne l’organisation de l’armée, il adopta un nouveau programme, depuis longtemps préconisé par Saint-Just et par Carnot, qui s’occupaient plus particulièrement des « affaires militaires ». Cette nouvelle stratégie, que Saint-Just avait baptisée « l’ordre de choc  » consistait en quatre points essentiels :

  • tout d’abord, épurer les cadres de l’Etat-major et destituer les généraux et officiers royalistes suspects qui furent remplacés par de jeunes généraux sortis du rang : Marceau, Jourdan, Hoche, Pichegru, etc.
  • ensuite, restaurer la discipline. En effet, ces généraux royalistes n’obéissaient que rarement aux consignes du Comité de Salut public et n’en faisaient qu’à leur tête. Le Comité exigea d’eux une discipline prompte et absolue. Quant à l’indiscipline des soldats, le problème fut résolu dès lors qu’ils furent commandés par des généraux révolutionnaires sortis du rang. En effet, comment pouvait-on espérer avant leur imposer une discipline constante alors qu’ils constataient chaque jour les trahisons de leurs officiers ?
  • en troisième lieu, le Comité donna aux généraux pour consigne impérieuse l’offensive,
  • enfin, le Comité exprima fortement son intention de poursuivre avec la dernière rigueur les fournisseurs véreux et les prévaricateurs de tout poil.

C’était un peu déclarer la guerre aux dantonistes, qui se sentirent aussitôt menacés car ils entretenaient de nombreuses relations avec les fournisseurs aux armées et ils étaient compromis dans des affaires malpropres. La horde des fripons se sentit menacée et mena l’attaque contre le Comité de Salut public. Danton et ses amis se rallièrent aux Girondins et se mirent à prêcher l’Indulgence : ils réclamèrent l’amnistie pour les prisonniers politiques. Mais surtout, ils se découvrirent soudain une vocation pacifiste. Tous ces hommes politiques qui avaient été de fervents partisans de la guerre se lancèrent subitement dans de grands discours en faveur de la paix et réclamèrent des négociations rapides avec l’ennemi.

Le rapport du 27 brumaire 

Sur le plan diplomatique, Maximilien se battit pour faire mettre en pratique une nouvelle diplomatie révolutionnaire au service de la guerre défensive. Dans son rapport du 27 brumaire an II (17 novembre 1793), il résuma sa position en montrant que la guerre n’était pas inéluctable, qu’elle était le résultat des intrigues de la cour, des factions, et de l’Angleterre. Il reprocha à Brissot d’avoir fait déclarer la guerre à l’Angleterre, à la Hollande, à l’Espagne. Il accusa la Gironde d’avoir, par ses agents à l’étranger, indisposé et irrité contre la France, les Etats-Unis, la Turquie et la Suisse, ses seuls alliés restés neutres, et d’avoir rendu « nos principes suspects ou redoutables en les outrant par des applications ridicules ». Par ailleurs, les despotes avaient élevé un mur de mensonges entre le peuple français et les nations, mur qu’il s’agissait maintenant d’abattre pour regagner la confiance des peuples et pour gagner la guerre.

Dans sa définition de la nature de la guerre de défense révolutionnaire, Robespierre excluait « l’égoïsme national ». La « cause de la liberté » était pour lui universelle. La Convention se devait de proclamer ces principes pour permettre aux nations de se réapproprier leurs droits. « Soyons révolutionnaires et politiques », déclara-t-il. C’est pourquoi il fallait rappeler sans cesse que la France avait répudié la politique de conquêtes que les Girondins avaient menée : « Nous marchons non pour conquérir, mais pour vaincre, non pour nous laisser entraîner par l’ivresse des triomphes, mais pour cesser de frapper à l’instant où la mort d’un soldat ennemi serait inutile à la liberté. La soif des conquêtes ouvre l’âme à la fierté, à l’ambition, à l’avarice, à l’injustice, à la férocité. »

Cette phrase indique très clairement qu’il n’était pas question pour lui d’accepter une politique de conquête. Et il rappelait que, comme en 1791, « c’est à la puissance de la raison, non à la force des armes, de propager les principes de notre glorieuse révolution. »

Gagner au plus vite la guerre défensive

Selon Robespierre, il fallait arrêter la guerre dès lors qu’elle ne serait plus indispensable pour vaincre la coalition et qu’elle ferait des morts inutiles. Pour cette raison, il fallait que la campagne du printemps 1794 soit la dernière entre la République et les rois. De plus, dans ce rapport à la Convention, Robespierre réclamait le respect des traités qui liaient la France aux États-Unis et aux cantons suisses, États neutres dans le conflit, car les violations de ces traités avaient mis à mal les relations de la France avec ces États alliés.

Effectivement, la Convention allait voter le décret du 27 brumaire qui manifestait la volonté de subordonner la « politique aux principes moraux qui doivent régir les relations entre les peuples ». Enfin la Révolution française mettait sa politique extérieure en adéquation avec les principes des Droits de l’Homme qui avaient présidé à sa naissance et qui devraient être ceux de toute république démocratique. Ces principes développés dans le décret du 27 brumaire furent réitérés dans le discours de Barère du 5 frimaire an II qui définissait les objectifs politiques et militaires de la campagne à venir.

En réponse au « Manifeste des rois coalisés », lancé par le roi d’Angleterre et publié quelques jours plus tôt, l’Incorruptible présenta le 15 frimaire (5 décembre 1793), au nom du Comité de Salut Public, un rapport à la Convention dans lequel il rappelait que l’objectif de la guerre révolutionnaire n’était pas d’émanciper les peuples contre leur volonté, mais d’en finir au plus vite avec le conflit, pour pouvoir enfin vivre en paix en mettant en application la nouvelle constitution. Ce rapport, traduit dans toutes les langues, revenait sur le sens de la guerre entre le despotisme coalisé et la Révolution et il proclamait que la cause de la France était celle de la liberté de tous les peuples.

La victoire de la guerre défensive devint désormais l’objectif unique de la politique officielle de la Convention. Non seulement Robespierre était le théoricien de la « guerre de la liberté », mais il contribua également à la diriger au sein du Comité de Salut Public. Contrairement à la légende qui fait de lui un « pur politique » opposé aux militaires que seraient Carnot et Prieur de la Côte d’Or, l’étude de l’activité de l’Incorruptible en l’an II montre son investissement personnel dans la réflexion stratégique et logistique de la guerre, son combat incessant pour le contrôle des généraux par le pouvoir législatif. Le carnet de Robespierre, édité par Albert Mathiez, montre qu’il s’attache particulièrement à la question de l’armement et de l’approvisionnement des armées.

Les conflits au sein du Comité de Salut public

Au printemps 1794, la République enregistra enfin d’importantes victoires militaires, et notamment celle de Fleurus le 10 messidor an II (28 juin 1794).

Pour autant, la guerre n’était pas encore achevée. Mais, alors que les succès militaires laissaient entrevoir la fin rapide des hostilités, la victoire elle-même comportait des dangers. Des dissensions importantes se cristallisaient déjà au sein du Comité de Salut Public.

Il est probable que l’opposition de Robespierre à la guerre de conquête a joué un rôle dans les conflits au sein du Comité de Salut Public à la veille de Thermidor et a fait partie aussi des raisons de son élimination, même si ce n’est pas la seule. Les divergences étaient notoires, par exemple, entre Carnot et Robespierre. En effet, après la victoire de Fleurus, Robespierre, fidèle à ses idées, estimait que, puisque plus un soldat étranger ne se trouvait sur le territoire français, il convenait d’arrêter la guerre et il est probable qu’il le dit à Carnot qui était responsable de la guerre au Comité. Ce dernier considérait que cela eut été une folie d’arrêter la guerre au moment où elle allait enfin commencer à payer. C’est ce qu’affirme en tout cas Henri Guillemin et ce scénario est plus que vraisemblable28. Sur quels faits s’appuie Guillemin, pour étayer son affirmation ?

On se souvient que Danton, Cloots et Cambon, par exemple, étaient partisans de l’annexion de territoires dans les limites de ce qu’ils appelaient les « frontières naturelles » de la France. Ils avaient ainsi ouvert une brèche dans le principe du droit naturel universel que Robespierre avait réussi à faire inscrire dans la loi, avec l’article IV de la Constitution de 1791. Ainsi que le démontre Florence Gauthier, Lazare Carnot porta un coup fatal à ce principe le 14 février 1793. Ce jour-là, il proposa à la Convention de limiter les annexions selon les intérêts de la France. Il réfutait donc le caractère universel du droit et de la loi, auquel il substituait le principe de l’intérêt national.29

Et il mit ce principe en application. Dès le 31 mars 1794, il avait lancé sa célèbre déclaration au commandant en chef de l’armée du Nord Pichegru : « Indiquez leur les richesses de la Belgique et de l’Allemagne, et que la victoire se charge de les y conduire ! ».

Et, le 13 juillet, au moment où les armées de Pichegru allaient entrer en Belgique, Carnot lui envoya une dépêche où il lui ordonnait purement et simplement de procéder au pillage du pays : « Prenez tout ! Il faut vider le pays ! ». On conviendra que de tels ordres sont révélateurs de l’idée que se fait leur auteur du droit des peuples.

Pour Robespierre, nous l’avons vu, une telle attitude était déshonorante : non seulement c’était la honte de la République, mais cela compromettait irrémédiablement tous les efforts entrepris depuis le mois d’avril, à son initiative, pour réconcilier les peuples avec la « patrie de la liberté ».

Son ami Saint-Just lui-même, qui rentrait de sa mission aux armées du Nord, était en conflit avec Carnot dont les positions favorables à la guerre de conquête étaient connues. Carnot inclinait pour une expédition vers la Hollande et une percée rapide en Flandre maritime pour y relancer le programme d’annexions. Dans ce but, il avait ordonné le détachement de 18.000 hommes de l’armée de la Sambre vers celle de la Moselle. Mais Saint-Just ne partageait pas ses vues. A la veille de la bataille de Fleurus, il s’était, en sa qualité de représentant en mission, opposé à l’exécution de cet ordre. Carnot ne le lui avait pas pardonné.

Les dangers de la victoire

A partir du printemps 1794, et surtout de messidor, Robespierre s’éleva de plus en plus contre «  les dangers de la victoire », déclarant notamment que « La véritable victoire est celle que les amis de la liberté remportent sur les factions. C’est cette victoire qui appelle chez les peuples la paix, la justice et le bonheur. Une nation n’est pas illustrée pour avoir abattu les tyrans ou enchaîné les peuples3 »

Cette mise en garde sur les dangers de la victoire est une constante chez lui puisque, dès 1792 il déclarait déjà : « Français, combattez et veillez tout à la fois ; veillez dans vos revers ; veillez dans vos succès ; craignez votre penchant à l’enthousiasme ; et mettez-vous en garde contre la gloire même de vos généraux… Veillez, afin qu’il ne s’élève point en France un citoyen assez redoutable pour être un jour le maître, ou de vous livrer à la cour pour régner en son nom, ou d’écraser à la fois et le peuple et le monarque, pour élever sur leurs ruines communes une tyrannie légale, le pire de tous les despotismes. »

Il avait tout prévu : l’hostilité des peuples, l’épuisement du pays, la dictature militaire. Et, dès janvier 1792, il avait donné cette vision troublante et prophétique de l’issue de la guerre :

« Pour moi, je crois voir un peuple immense qui danse sur un vaste terrain couvert de verdure et de fleurs, jouant avec ses armes, faisant retentir l’air de ses cris de joie et de ses chants guerriers ; tout à coup, le terrain s’affaisse, les fleurs, les hommes, les armes disparaissent, je ne vois plus qu’un gouffre comblé par des victimes… ».

Et la veille de sa mort, le 8 thermidor, dans son discours-testament, l’Incorruptible déclarait :

« La victoire ne fait qu’armer l’ambition, éveiller l’orgueil et creuser de ses mains brillantes le tombeau de la République. Qu’importe que nos armées chassent devant elles les satellites armées des rois, si nous reculons devant les vices destructeurs de la liberté publique ?...Laissez flotter un moment les rênes de la Révolution, vous verrez le despotisme militaire s’en emparer et le chef des factions renverser la représentation avilie. »

Dans cette vision prophétique de l’avenir, ainsi que l’écrit Georges Michon, Robespierre pressentait la décadence de la République, devenue impérialiste, livrée aux intrigues et aux convoitises. Il annonçait le coup d’Etat de Bonaparte. {}

Mais dès lors, il devint l’ennemi à abattre pour tous ceux qui, derrière Carnot, entrevoyaient les richesses fabuleuses que recélait le territoire belge. Et c’est l’une des raisons, majeure à mon sens mais non la seule, qui allaient permettre de souder contre lui tous ces ennemis hétéroclites qui allaient former la coalition de Thermidor. Ce qui ne signifie pas que tous les Thermidoriens aient été des partisans de la conquête. Mais il n’en demeure pas moins qu’en éliminant l’Incorruptible, on éliminait le dirigeant qui s’était le plus identifié au rejet de la conquête.

Et de fait, la politique de la Convention thermidorienne marqua un tournant très net vers la guerre de conquête et de pillage. Désormais, la bourgeoisie fut délivrée du dernier carcan qui lui interdisait de développer une politique de puissance pour asseoir son pouvoir tout neuf et démultiplier ses richesses. Après l’élimination des robespierristes, le 9 thermidor, la Convention thermidorienne transforma la victoire de Fleurus en ouverture conquérante, éloignant toute perspective de paix. En décembre 1794, la Belgique, la Rhénanie et la Hollande étaient occupées militairement. La deuxième guerre de conquête depuis 1789 commençait.

Les conditions étaient alors réunies pour concrétiser les « dangers du césarisme », ces dangers contre lesquels Robespierre n’avait cessé de mettre en garde l’Assemblée. L’aventure militaire déboucha, comme on le sait, sur ce qu’il est convenu d’appeler « l’épopée napoléonienne ». Napoléon se chargea d’accomplir au mieux le vœu des Girondins de 1792 de « faire marcher les milliers d’hommes (et même des millions !) aussi loin que les porteraient leurs jambes », afin d’éviter qu’ils ne « reviennent couper la gorge » des bourgeois qui s’étaient enrichis pendant la Révolution. {}Thermidor marqua la défaite des idées révolutionnaires, non seulement pour le peuple français, mais également pour tous les peuples d’Europe.

Mais la guerre de conquête fut aussi un moyen efficace pour la réaction thermidorienne d’en finir avec la révolution sociale et démocratique en France et les droits des peuples. La Convention thermidorienne s’empressa d’abolir le suffrage universel et de restaurer le suffrage censitaire et, sur le plan économique, elle fit du libéralisme son dogme absolu : la loi du maximum des prix fut abolie et le peuple connut la famine.

Les paroles et les écrits de Robespierre sur la guerre atteignent à l’universalité tant ils sont empreints de lucidité et de clairvoyance et formulés de manière pédagogique. Ils sont d’une actualité toujours aussi brûlante et cela explique aussi pourquoi l’Incorruptible suscite encore contre lui un tel acharnement depuis plus de 220 ans. Il est étonnant de constater que ses idées n’ont pas pris une ride : elles restent un phare pour les générations présentes et futures.

Anne-Marie Coustou-Miralles

Bibliographie.

Bibliographie :

Belissa Marc, Fraternité universelle et intérêt national – Les cosmopolitiques du droit des gens, Editions Kimé , Paris, 1998

Belissa Marc Robespierre, portraits croisés, contribution sur la guerre, Armand Colin, 2012

Bertaud Jean-Paul, Valmy, la démocratie en armes, Ed. Julliard, 1970.

Gauthier Florence, Triomphe et mort de la Révolution des Droits de l’Homme et du Citoyen, Editions Syllepse, Paris, 2014

Guillemin Henri, Robespierre politique et mystique – Le seuil, Paris, 1987

Godechot Jacques, La grande nation, Paris, Aubier, 1983,

Labica Georges, Robespierre, une politique de la philosophie, Editions La fabrique, 1990

Massin Jean, Robespierre , Club français du livre, 1956

Mathiez Albert, Danton et la paix, Paris, La Renaissance du livre, 1919

Michon Georges, Robespierre et la guerre révolutionnaire (1791-1792), librairie des sciences politiques et sociales, Paris, 1937

Robespierre Maximilien – Œuvres complètes, éditées par la Société des études robespierristes, Armand Colin

Poirot Thibaut, Annales historiques de la Révolution française, n° 371, février-mars 2013, contribution sur la guerre

Rondelot Dominique, Bulletins de l’A.M.R.I.D. , n° 18 et 19 (avril et juillet 2001)

Notes

A l’assemblée constituante

1 - Abbé Proyart, La vie et les crimes de Robespierre, Augsbourg, 1795

2 - Maximilien Robespierre, Œuvres complètes, séance du 28 avril 1790, tome VI, p 335.

3 - Ibid. OC, séance du 5 décembre 1790, sur l’organisation des Gardes nationales, t VI, p 618

4 – Maximilien Robespierre, Œuvres complètes, tome IV, p 176

5 - On pense au livre de Georges Orwell : 1984, dans lequel Big brother agite en permanence une menace extérieure pour maintenir la pression sur les populations et les amener à accepter non seulement la guerre extérieure mais aussi la dictature intérieure.

6 - Robespierre, Œuvres complètes, tome VI, p 358

7 - Ibid., discours du 15 mai 1790, p 359

8 - Thibaut Poirot, « Robespierre et la guerre », Annales historiques de la Révolution française, n° 371, janvier-mars 2013, p 126.

Sous la législative

9 – Albert Mathiez, La Révolution française, tome II, p 157-158

10 – Georges Lefebvre, La Révolution française, p 70

11 - Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, volume II, p 795-796

12Robespierre, Œuvres complètes, tome VIII, P 48.

13 – Robespierre, Le défenseur de la Constitution, numéros 1 et 2, mai 1792.

14 - Robespierre, Œuvres complètes, tome VIII, p 48.

15 - Ibid., p 87

16 - Ibid., p 41

17,18 et 19 - Ibid., p 87

20 – Ibid., p 81

Après la declaration de guerre

22 - Robespierre, Le défenseur de la Constitution, numéro 1, mai 1792.

23- Robespierre, Lettre à mes commettants, numéro 1, octobre 1792.

A la convention

24 – Jean-Paul Bertaut, La Révolution armée, Robert Laffont, Paris, 1979

25 - Marc Belissa, Fraternité universelle et intérêt national, Les cosmopolitiques du droit des gens, Editions Kimé, Paris, 1998. Les analyses et citations de Danton et Cambon sont tirées de cet ouvrage.

26 - Robespierre, Œuvres complètes, tome IX, p 469

Au Comité de Salut public

27 – Georges Labica, Robespierre, une politique de la philosophie, Editions La fabrique, 1990.

28 - Henri Guillemin, Robespierre politique et mystique, Le seuil, Paris, 1987.

29 - Florence Gauthier, Triomphe et mort de la Révolution des droits de l’homme et du citoyen, éditions Syllepse, Paris, 2014