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Gracchus Babeuf, ou l’égalité jusqu’au bout

Un article de Jean-Marc Schiappa

dimanche 22 novembre 2020

Gracchus Babeuf, ou l’égalité jusqu’au bout
(Gracchus Babeuf, or Equality to the Utmost)

en français

Portrait de Gracchus Babeuf

François Noël Babeuf, qui s’est appelé plus tard « Gracchus » Babeuf, est né à Saint-Quentin, sous-préfecture de l’actuel département de l’Aisne, le 23 novembre 1760, dans des conditions de grande pauvreté. Rien d’extraordinaire ni d’anormal, notamment dans des petites villes de province.

Il n’occupa aucun rôle de premier plan dans la Révolution.

Ni ministre, ni député, pas même suppléant à aucune assemblée nationale, ni maire, ni militaire. Son journal le plus connu, le Tribun du peuple, à parution irrégulière, connut 40 numéros entre le Journal de la liberté de la presse, son premier titre en septembre 1794, et le numéro 43 du 24 avril 1796. Son tirage maximal est supposé à 2 000 exemplaires pour plusieurs centaines d’abonnés, c’est peu.
Précisons que si la forme et la composition étaient incertaines, le style journalistique était de première force. Babeuf fait incontestablement partie des grandes plumes de l’époque par sa puissance, son inventivité et sa verve. Il ­dynamite le journalisme (un peu comme Hébert), boxe littéralement le lecteur, lui transmet sa fièvre et sa colère.

Ses fonctions furent rares et pauvres : administrateur du district de Montdidier en 1792, employé aux subsistances de Paris en 1793.
Il faut reconnaître que ses fréquents séjours en prison n’ont pas aidé à une carrière publique. On lit ici ou là qu’il fut un penseur ou un philosophe. Certes, il lut et il écrivit considérablement.

Si la continuité avec sa pensée d’avant la Révolution, qui ne dépassa pas généralement un cadre personnel, est remarquable, Babeuf est entré dans l’histoire non comme un penseur mais comme un politique, un ­militant, un activiste, peu importe le terme. Comme l’organisateur de la conjuration pour l’Égalité, Babeuf ne pensait pas comme la Bible « au début, était le Verbe » mais comme Goethe « au début, était l’action ».

En juillet 1789, il écrit à sa femme : « On dit hautement qu’on ne veut plus ni nobles, ni titres de seigneurie, ni châteaux, ni haut clergé, etc. On a cent fois raison, et je souscris volontiers à tous ces changements ; je suis même tout disposé à donner un bon coup d’épaule pour opérer celui qui doit renverser ma marmite ; les égoïstes me taxeront de folie, n’importe.  » Car Babeuf était à cette époque spécialiste du droit féodal et personnellement intéressé au système ancien. Il lui tourne résolument le dos.

Soyons lucides : une part de la popularité de Babeuf vient aussi de son destin personnel, sa mort, guillotiné, sa profonde humanité, pour ne pas dire sa sensibilité. Parfois, on a même ­inventé : son fils aurait recherché, poursuivi et tué en duel le traître ­Grisel…
Comme si la réalité ne suffisait pas : Buonarotti a mis plus de trente ans, malgré les exils et les prisons, pour rédiger l’ouvrage qui n’est pas que de pieux hommage à son camarade et à leur tentative commune.

Pourquoi, alors, Babeuf est-il le seul personnage de la Révolution française que le Livre noir du communisme mentionne, et deux fois ? Couronne de lauriers pour les uns, couronne d’épines pour les autres, mais il s’agit toujours du même homme que l’on veut singulariser. Il mérite donc un intérêt certain.

Car, étudier « Babeuf après Babeuf », pour reprendre la belle formule du ­colloque d’Amiens en 1989, a du sens parce qu’il y eut un Babeuf stricto sensu. On mentionne deux éléments importants mais secondaires quant à sa place dans l’Histoire.
Le premier, il rassemble les partisans de l’égalité absolue (ou, si l’on préfère, de l’abolition de la propriété privée), ce que Marx a appelé un « parti », une « réunion d’hommes qui professent la même doctrine politique », disait Benjamin Constant.
Il s’appuie également sur l’expérience du gouvernement révolutionnaire de Robespierre et Saint-Just pour ­esquisser les contours de la provisoire dictature révolutionnaire. Mais, j’aurai tendance à penser que dans le cadre d’une brève présentation, cela nous ferait passer à côté de l’essentiel.

In English

Portrait de Gracchus Babeuf

François Noël Babeuf, who later called himself « Gracchus », was born in Saint-Quentin, a sub-prefecture of the present-day department of Aisne, on 23 November 1760, in conditions of great poverty. Nothing extraordinary or abnormal, especially in a small provincial town.

He played no leading role in the Revolution.

He was not a minister, nor a deputy, not even a deputy in any national assembly, nor a mayor, nor a soldier. His best-known newspaper, The People’s Tribune, which appeared irregularly, had 40 issues between The Journal of Press Freedom, its first title in September 1794, and number 43 of 24 April 1796. Its maximum circulation is supposed to be 2,000 copies for several hundred subscribers, which is not much.

Let us be precise, that if the form and the composition were uncertain, the journalistic style was of prime force. Babeuf is undoubtedly one of the great writers of the time for his power, inventiveness and verve. He dynamited journalism (rather like Hébert), literally punching the reader, transmitting his heat and anger.

His official positions were rare and poor : administrator of the district of Montdidier in 1792 ; employee for the subsistance of Paris in 1793. It must be admitted that his frequent stays in prison did not help his public career. We read here and there that he was a thinker or a philosopher. It is true that he read and wrote considerably.

If the continuity with his pre-Revolutionary thinking, which generally did not go beyond a personal framework, is remarkable, Babeuf went down in history not as a thinker but as a politician, a militant, an activist, whatever the term. As the organiser of the Conspiracy of Equality, Babeuf did not think like the Bible « in the beginning was the Word » but like Goethe « in the beginning was the Deed ».

In July 1789, he wrote to his wife : « It is loudly said that we no longer want nobles, titles of seigniory, castles, high clergy, etc. They are a hundred times right, and I willingly subscribe to all these changes ; I am even willing to lend a helping hand to do what must be done to ’overturn my cooking-pot’ ; the selfish will accuse me of madness, it doesn’t matter. » For Babeuf was at that time a specialist in feudal law, personally invested in the former system. He resolutely turned his back on it.

Let us be clear : part of Babeuf’s popularity also comes from his personal fate, his death by guillotine, his deep humanity, not to say his sensitivity. Sometimes people have even made things up : his son is said to have sought out, pursued and killed the traitor Grisel in a duel...
As if reality were not enough : Buonarotti took more than thirty years, despite exiles and prisons, to write the work which is only a pious homage to his comrade and their shared effort.

Why, then, is Babeuf the only figure from the French Revolution that the Black Book of Communism mentions, and twice ? A crown of laurels from some, a crown of thorns from others, but it is always the same man who is singled out. He therefore merits a certain interest.

For the study of « Babeuf after Babeuf », to use the fine formula of the Amiens conference in 1989, makes sense because there was a Babeuf stricto sensu. Two important but secondary elements are mentioned in relation to his place in history.
The first is that he brought together the supporters of absolute equality (or, if one prefers, of the abolition of private property), what Marx called a « party », a « meeting of men who profess the same political doctrine », as Benjamin Constant said.
He also draws on the experience of the revolutionary government of Robespierre and Saint-Just to sketch the contours of the provisional revolutionary dictatorship. But I would tend to think that in the context of a brief presentation, this would miss the point.

C’est en partisan de l’abolition de la propriété privée que Babeuf entre dans l’Histoire

La Révolution a affirmé – et bien plus qu’affirmé – l’égalité des droits. C’est sa marque. Indélébile. Tous les contre-­révolutionnaires oublient volontairement cette question. « Babeuf était allé plus loin en présentant l’abolition de la propriété des moyens de production et la création d’une démocratie communiste comme seules capables de réaliser pleinement l’égalité des droits », disait Georges Lefebvre. Une fois de plus, nous devons nous incliner devant la précision et la profondeur de vue du grand historien, injustement oublié. [1]

Jean-Marc Schiappa, Historien [2] [3]

Bibliographie :

Voir en ligne : Article paru dans le journal « l’Humanité » des 20.21.22 novembre 2020


[1Quelques dates repères :

  • 1781 : Il commence à exercer pour son propre compte à Roye (Somme comme commissaire à terrier
  • Mars 1789 : Babeuf participe à la rédaction du cahier de doléances des habitants de Roye
  • 14 juillet 1790 : il assiste à la fête de la fédération, anniversaire de la prise de la Bastille à Paris
  • 3 septembre 1794 ; Il publie le Journal de la liberté de la presse qui devient le Tribun du Peuple

[2Président de l’Institut de recherche et d’étude de la libre-pensée, auteur d’ouvrages historiques, il est un spécialiste reconnu de Gracchus Babeuf et de la conjuration des Égaux.

[3Article paru dans l’Humanité du 20 novembre 2020, reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur