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Faux bruits, rumeurs et fake news

Sous la direction de Philippe Bourdin

samedi 28 août 2021

Notre ami Philippe Bourdin nous autorise à publier sur notre site l’ouvrage qu’il vient de diriger et qui est publié en libre accès sur le site
http://books.openedition.org.
Nous éditons ici son introduction et le sommaire.

Pour vous permettre de lire l’ouvrage en entier deux solutions :

Faux bruits, rumeurs et fake news
Philippe Bourdin (dir.)
Sommaire

Introduction :
Philippe Bourdin

La Grande Peur de 1789 : réflexions autour de l’identification de la panique à la révolution paysanne :
Henri Vignolles

  • Georges Lefebvre : le complot aristocratique et la phase violente de la Grande Peur La critique du « complot aristocratique »
  • La Grande Peur et la rumeur : des problèmes populaires ?

Les fausses nouvelles et leurs conséquences en Révolution : le cas des massacres de septembre 1792 en province :
Côme Simien

  • Un enchevêtrement rumoral
  • Des rumeurs descriptives et prescriptives
  • Des rumeurs cloisonnées et toujours en lien avec le réel

Le fédéralisme girondin : une fausse nouvelle à la vie dure :
Anne de Mathan

  • Aux sources d’une fausse nouvelle
  • Des mots qui tuent
  • Le psittacisme des discours politiques

« La peste est parmi eux » : contagions et guerre civile dans l’Ouest de la France (1793-1796) :
Anne Rolland-Boulestreau

  • À la source de la rumeur
  • Le succès d’une métaphore
  • Contrer la rumeur

La théâtralité révolutionnaire des fausses nouvelles :
Philippe Bourdin

  • Jeux de salon, recours aux antiques
  • Le souvenir de Calas
  • Les affres de la suspicion

Les rumeurs dans l’espace public au commencement de la Restauration (1814-1816) :
François Ploux

  • En régime d’incertitude
  • Peurs et rancœurs
  • Rumeur et charisme napoléonien

« Le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons » : anatomie d’une légende (xix°xx° siècles)
Stéphane Le Bras

  • Le « vin hygiénique » : naissance et diffusion primitive d’un concept (années 1820-années 1860)
  • Le « vin hygiénique » et Pasteur : ressorts d’une instrumentalisation (années 1870-années 1930)
Faux bruits, rumeurs et fake news
Philippe Bourdin (dir.)
Introduction

Les années 2020 seraient-elles définitivement placées sous la menace des fake news, ces nouvelles falsifiées dans l’intention de nuire qui nourrissent désormais les analyses des historiens et des sociologues ! ? Il n’a guère été de jour sans que ces deux mots n’aient été éructés depuis le très officiel bully pulpit, le pupitre solennel de la Maison Blanche, ou dans les tweets rageurs du 45è’° président des États-Unis, cherchant à décrédibiliser un organisme d’information ou un acteur institutionnel qui lui paraissait menaçant.

Ainsi furent voués aux gémonies CNN, le Washington Post ou le New York Times, le procureur Robert Mueller enquêtant sur l’influence russe lors des présidentielles de 2016. Mal élu, mais ayant fait campagne sur le rejet et la violation systématique des codes politiques, associant à sa cause victimaire les supposés laissés pour compte des élites de la côte est, Donald Trump ne manqua pourtant pas de rendre lui-même insalubre son espace communicationnel. Héros adolescent de ses propres dime novels, il réécrivit sa geste depuis son élection marquée par l’ombre de Vladimir Poutine (elle n’était absente ni de la dernière campagne présidentielle française ni de la campagne anglaise en faveur du Brexit), et sa décevante cérémonie d’investiture. Il fut celui qui punit ou qui soigna, rédempteur et consolateur à l’égal du Créateur qu’il ne manqua pas d’invoquer. La COVID-19 lui permit de susurrer de précieux conseils prophylactiques à ceux, heureusement peu nombreux, auxquels une rasade d’eau de Javel et une exposition aux rayons du soleil apparaissaient comme autant de promesses de guérison. L’attente des miracles, il est vrai, a toujours été favorisée par ces maux brutaux auxquels est confrontée toute société, qui ne sait compter avec le temps nécessaire et incertain de la science - « dure » ou pas, celle-ci reste toujours humaine, fragile et éventuellement détournée par les lobbies, les marchands du temple ?. Dans la concurrence des États, des laboratoires, des carrières, de l’exposition médiatique, peuvent ainsi apparaître de faux druides bardés de la reconnaissance universitaire, et faisant mine, à l’orée d’une carrière couronnée et dotée de tous les moyens publics, de jouer les francs-tireurs au nom du gouvernement des meilleurs. La France ne manque pas d’orner régulièrement ses écrans de ces messies d’un jour, soucieux de leur incarnation physique, sans que la parole contradictoire issue de leurs rangs serrés ne rassure quiconque et n’élève la perception du savoir.

Le bouton de fièvre défigurant l’oncle Sam n’est donc qu’un des signes cliniques, le plus visible, des prurits démangeant de tout temps les régimes autoritaires - et ils ne manquent pas sur tous les continents -, mais aussi des tentations communicantes ou censoriales qui affectent un peu partout dans le monde les démocraties. Faute de projet mobilisateur à long terme, malmenés par des élections intermédiaires peu mobilisatrices, tétanisés par les accidents économiques ou pandémiques, leurs dirigeants s’enferrent dans l’immédiat, courent après les réseaux sociaux qui occupent l’empire du vide. Le communautarisme, le complotisme, le négationnisme que ces derniers encouragent, l’individualisme qu’ils portent au pinacle, chacun soignant son ego et ses égaux pour confirmer et affirmer sa vérité et surtout ses préjugés, malmènent un universalisme fondé sur la raison, sur des valeurs et des droits majoritairement admis, à défaut d’être toujours et partout partagés. Ce gigantesque café du commerce, qui dispute de tout et tranche sur tout, donnant le ton de telle ou telle manifestation publique prétendument spontanée, s’abreuve d’avis d’experts parfois autoproclamés, gratifiés de titres ronflants qu’aucune institution n’a jamais validée, de direction ou de présidence de sociétés de conseil créées dans le feu de l’événement et bien pauvres en agents. Avancerions-nous inexorablement vers la société totalitaire imaginée avec effroi par Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes : l’être humain n’y serait plus qu’un parfait consommateur de masse, incapable de penser par lui-même et donc de vivre librement ; traumatisés par des sirènes hurlantes à chaque fois qu’ils s’approchent des livres, les enfants seraient détournés de recourir aux outils capables de remettre en question des certitudes trop établies ?

Des contre-feux sont allumés. L’école contribue à l’éducation aux médias, à leurs modes d’écriture et de construction de l’information ; elle peut compter en France sur l’appui de la Bibliothèque nationale, qui, en 2019, a coorganisé avec l’Institut national de l’Audiovisuel un colloque et une exposition sur le thème des « fausses nouvelles ».

Certaines messageries en ligne se préoccupent de la circulation des fake news. WhatsApp, messagerie instantanée filiale de Facebook, a annoncé en janvier 2019 qu’elle allait limiter le partage de messages « à cinq personnes ou groupes de personnes à la fois » auparavant, un utilisateur pouvait partager un message jusqu’à vingt fois. C’est là l’extension d’une mesure déjà mise en place en Inde depuis juillet 2018, pays où se connectent 200 millions d’utilisateurs actifs mensuels et où le gouvernement avait sévèrement critiqué les conséquences des bruits sur la toile (25 meurtres au moins en un an).

Presse et télévision doivent affronter la méfiance montante de leur lectorat et de leurs auditeurs, et la déshérence qui s’ensuit, que prouvent l’une après l’autre les enquêtes de Viavoice. Ils répondent par la force de certains reportages, des révélations qui égratignent les pouvoirs, parfois fruits d’associations internationales de journalistes (ainsi des Panama papers, portés à la connaissance du public par un consortium de 378 journalistes, issus de 77 pays : l’International Consortium of Investigative Journalists). Mais Cash Investigation, Envoyé spécial, sur France Télévisions, les enquêtes de Mediapart, du Canard enchaîné, du Monde, etc., ne sont pas eux-mêmes à l’abri d’erreurs, d’approximations. Certaines publications proposent de contrôler les sources, ou de remonter aux origines d’une information ou d’une déclaration pour repérer les fake news ; d’autres ressources accessibles sur Internet valident les sites sérieux et informent les lecteurs sur les plus suspects : les décodeurs du Monde ou de Libération, Newschecker, Décodex, etc. Ces outils sont très présents aux États-Unis, où les propos présidentiels sont régulièrement vérifiés par les pages Internet du Washington Post, de Politifact ou de Snopes.com. L’absence de moyens humains et techniques suffisants empêche cependant souvent les journalistes d’accomplir cette mission ; par définition, ils sont de toute façon toujours en retard sur le mensonge qu’ils cherchent à repousser comme Sisyphe son rocher. Or les algorithmes relaient n’importe quelle information, des élucubrations sur les attentats du 11 septembre 2001 contre les Twin Towers de New York à celles sur l’assassinat des talents de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. L’Asie a créé ses fermes à clics qui fabriquent des fake news à la chaîne et de faux comptes twitter. Les sites extrémistes, qui en ont bien compris l’usage politique, surfent sur cette situation, parlant de « réinformation » pour proposer des informations « alternatives » aux médias traditionnels : Breitbart, Infowars aux États-Unis, Soral, Wikistrike ou Média-presse-info en France, sites parfois adoubés par des leaders populistes, comme Bolsonaro au Brésil.

Reste un espace étroit pour la loi, avec le risque qu’elle soit confisquée par un pouvoir ou mise au service d’une vérité unique. Les faux bruits, avec ce qu’ils recèlent de mise en cause, de fragilisation, et autant que l’anonymat de bien de leurs auteurs le permettent, ont depuis longtemps valu sanction, excommunication ou censure : le concile de Latran IV, en 1215, les dénonce comme un « péché de langue » ; les cours de justice anglaises du XIV° siècle les considèrent comme une subversion troublant l’ordre public. Les mots ne sont pas encore fixés dans leur acception actuelle, plus englobante : celui de « bruit » apparaît en ancien français au XII° siècle, pour désigner une émission de son confuse et inorganisée ; au début du x siècle, celui de « rumeur » évoque d’abord un bruit retentissant, une annonce informelle dont la source est indéterminée, avant d’exprimer ce qui ressort du jugement public, de l’opinion collective, de la renommée ; quant à la « nouvelle », elle est assimilée à une information précise, réfléchie, ordonnée, mais dont l’origine et la véracité demeurent incertaines. Le recours au législatif continue de tenter les politiques, quoiqu’ils ne soient pas dupes de la possibilité de son application : la question de la responsabilité des sites hébergeurs, les GAFFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), demeure par exemple entière, et ce bien au-delà de leurs devoirs fiscaux. Aux États-Unis, le Premier amendement installe la presse comme quatrième pouvoir - ce que, par exemple, l’affaire du Watergang a démontré -, et protège toutes les formes de discours, même les plus extrêmes, à la seule condition qu’il n’y ait pas d’incitation directe à la violence. La jurisprudence de la Cour suprême, notamment dans l’arrêt New York Times v. Salivante de 1964, précise que pour établir la diffamation, il faut pouvoir prouver qu’un organe de presse a, au moment de la diffusion de l’information, connaissance de son caractère fallacieux ou erroné et que la publication est faite « dans l’intention de nuire ». Certains discours minoritaires et éminemment contestables (créationnistes, climato-sceptiques, suprémacistes, plagistes, etc.) sont de fait mis sur un pied d’égalité avec d’autres, plus classiques et corroborés par la science. En France, la loi sur la liberté et les délits de la presse de 1881, toujours en vigueur, punit d’une lourde amende les fausses nouvelles. Mais en juillet 2018, suite aux dérives constatées lors de l’élection présidentielle, l’Assemblée nationale éprouve le besoin de la préciser ; elle adopte donc deux textes législatifs contre la manipulation de l’information en périodes électorales, et instaure une plus grande surveillance des réseaux sociaux et des médias sous l’influence d’un État étranger. Depuis, les fake news sont partout entrées plus que jamais dans l’arsenal politique des pouvoirs en place et de leurs adversaires, ou au service d’intérêts idéologiques, religieux, économiques. Mais leur part dans l’histoire est bien plus ancienne que l’actualité ne le laisse croire, et leurs vecteurs parfois moins technicisés que la toile efflorescente : des rumeurs que colporte la rue, on fait « Radio coiffeur », « Radio couloir », « Radio Centre-ville » à Abidjan, « Radio briqueterie » à Yaoundé...

Car cette mémoire immatérielle de l’humanité s’est d’abord construite sur une vaste et longue culture orale, quand bien même les élites intellectuelles ont depuis longtemps théorisé sur l’art de la manipulation. Dès le vif siècle avant notre ère, le général et stratège chinois Sun Tau n’explique-t-il pas dans l’Art de la guerre toute l’importance de la tromperie et de la duperie dans la conduite d’un conflit, insistant notamment sur la nécessité de trouver un compromis entre vérité et mensonge afin de rendre les fausses nouvelles les plus crédibles et efficaces possible ? Pour ce faire, il faut bien calibrer son objectif, et notamment les personnes-cibles, en jouant sur le couple affect-intellect. Ce sont ces ressorts qui sont exploités au 1’ siècle pour justifier les persécutions romaines envers les Chrétiens. Ces derniers, qui se marient entre « frères et sœurs » et qui mangent « le corps du Christ » lors de l’eucharistie, sont accusés d’inceste et de cannibalisme. Cette monstruosité est aussi ce que retiennent les récits puritains des Amérindiens au XVI° siècle, peuples ignorés de la Bible et aussitôt comparés à des animaux, à des anthropophages, aux serviteurs de Satan. Depuis que l’humanité fait société, la circulation des bruits est consubstantielle à un monde où l’ouïe l’emporte sur la vue, où les sons sont beaucoup plus signifiants que de nos jours, rythmant le quotidien laborieux, religieux, politique et militaire, des cris aux chants des métiers, du tocsin au glas, des modulations du sifflet des ruraux à la simple cloche attachée aux animaux d’élevage. Les marchés, les files d’attente devant les boutiques, les tavernes, le lavoir, sont les premiers espaces de circulation des « on dit ». Dans le dernier espace, exclusivement féminin, commencent dans le Sud-Ouest français les mauvaises réputations, les colères, les bagarres, qui très vite peuvent mettre en branle les parentèles, les clientèles, les clans, des villages entiers contre d’autres, à peine apaisés par le jeu de la soûle‘. Les échos du monde extérieur parviennent par la chanson, genre privilégié de la diffusion d’une information, que vend le colporteur. Se font et se défont par son biais la légende des héros populaires, de la poule au pot qu’Henri IV prétendrait offrir à son peuple aux bandits d’honneur - Cartouche en France sous la Régence, Jonathan Wilde dans le Londres de la même époque, les frères James dans l’Amérique des années 1880, avant Bonnie Parquer et Clyde Barlow dans celle des années 1930. Nul n’est épargné par le bruit, jusqu’aux monarques absolus : fausses morts de Louis XIV* ; enlèvements d’enfants et de jeunes blondes nubiles imputés à « l’ogre » Louis XV° ; réincarnation en Russie de Pierre Ier, assassiné sur ordre de Catherine II, en dix prétendants différents, dont Gorbatchev, qui, à ce titre, prend la tête de la grande révolte paysanne de 1773-1774 ; etc. La période plus contemporaine n’est pas exempte de ces croyances en la résurrection : parce que d’aucuns prétendent qu’Hitler ne se serait pas suicidé dans son bunker, mais qu’il aurait rejoint les communautés nazies accueillies en Amérique latine, le FBI mène l’enquête jusqu’en 1956...

L’invention de la presse, la diffusion exponentielle de l’imprimé, la naissance d’une opinion publique dans l’Europe de la période moderne accélèrent la diffusion de l’information en général, et de la fausse en particulier. Elle s’arrange d’une contestation parlementaire qui fragilise la monarchie française par ses pamphlets, ses libelles, ses affiches, en un moment où les académies, les salons, les loges, les correspondances facilitent les échanges. Les libellistes sont autant des maîtres chanteurs, des agitateurs de tout poil, mercenaires de plume ou têtes brûlées grandissant ou disparaissant dans la provocation et le voyeurisme. Ils prétendent donner à leurs suiveurs la clef des secrets liés au pouvoir personnel, et, révélant les prétendus vices cachés des puissants, diffament à colo. Le lieutenant général de police de Paris, Renoir (1774-1775, puis 1776-1785), prend très au sérieux cette prose, qu’il considère comme désormais inhérente au système politique de l’Ancien Régime. Elle est par exemple l’une des traductions du conflit politique et personnel qui oppose des principaux ministres comme Necker et Talonne, et amuse fort l’intrigant Maurepas, jusqu’au moment où les thèmes de l’impuissance de Louis XVI ou des infidélités de Marie-Antoinette (Les Amours de Charlot et Tinette) le décident à sévir. Mais les efforts se concentrent essentiellement sur les échelons les plus bas de la chaîne de production et de diffusion sous le manteau, n’atteignant pas les inspirateurs des bruits, souvent hautement protégés.

Une jeune génération d’avocats nourrit un genre à succès : les nouvelles à la main.

Prenant à témoin un public attiré par quelques retentissants procès, leur rhétorique tend naturellement à être manichéenne. Dans la mesure où son objet est de faire ressortir l’innocence d’une partie, par opposition à la culpabilité de l’autre, les personnages de leur récit reconstitué sont présentés sans nuances, comme autant de stéréotypes sociaux : l’aristocrate ou l’ecclésiastique débauché, l’héroïne virginale ou la femme publique, l’homme sensible harcelé par ses ennemis, s’inscrivent plus fortement que jamais dans « l’imaginaire social » des Français et des Françaises de la fin de l’Ancien Régime. Les avocats, que la Révolution portera nombreux dans les Assemblées et les nouvelles administrations, en appellent de plus en plus ouvertement à leurs lecteurs pour qu’ils se prononcent, en juges et en témoins, en « tribunal de la nation » (juge suprême en lieu et place du roi) sur la vérité et le bien-fondé d’une affaire donnée, abordant souvent dans les dernières pages de leurs factums la grande question du contrat social, de la régénération politique, de l’égalité devant la loi, d’un idéal démocratique en lieu et place de la tyrannie®. Des affaires marquant durablement la mémoire collective les ont mobilisés, qui rappellent combien la justice elle-même peut condamner sur des preuves falsifiées : pour Calas, Sirven ou le chevalier de la Barre dans les années 1760, souvenons-nous des combats de Voltaire, appuyé sur un groupe de juristes mené par Élie de Beaumont, avocat au Parlement de Paris, et prenant à témoin le grand public.

La démultiplication des feuilles, qu’autorise la liberté de presse proclamée par la Révolution française, sert encore de porte-voix à nombre d’hommes de loi qui se font journalistes. Pour la seule année 1789, 140 journaux nouveaux paraissent à Paris, 44 en province, souvent éphémères, écrits, imprimés et diffusés à la criée, par placardage, par abonnement, par un seul et même homme. Ils comptent dans la naissance et l’’amplification des peurs, dans l’été 1789 comme en septembre 1792, car leurs promoteurs se montrent peu soucieux de vérifier leurs sources, ou impuissants à le faire : ils colportent le vocabulaire dépréciatif né des événements et de la suspicion, destiné à confondre l’adversaire politique et social (« l’aristocrate », le « fédéraliste’ », le « brigand », etc.). La guerre des mots use de tous les supports, et le théâtre, alors si couru et depuis toujours habitué aux apparences et au travestissement, joue un important rôle ancillaire !. La vérité défendue est d’abord celle du pamphlétaire, du libelliste, d’un bord à l’autre de l’échiquier politique. À gauche, le Père Duchesne de Jacques-René Hébert fait primer une langue orale et argotique, qui se veut emblématique de la culture populaire et d’un combat politique sans concession, dénonciateur et manichéen. Sa prose recourt volontiers au monde animal, à la tératologie, à la scatologie, à l’anticléricalisme, à la calomnie - fondée sur une supposée corruption par le pouvoir, les réseaux de sociabilité, l’argent, la nourriture ou le sexe.

À droite, un ton semblablement accusateur, polémique, agressif, prévaut chez Du Rozoi ou Rivarol, acharnés contre Lafayette, Robespierre, Théroigne de Méricourt, etc. Entre les deux, la même obsession dénonciatrice existe chez Camille Desmoulins, auteur des Révolutions de France et de Brabant et du Vieux Cordelier, ou chez le girondin Carra, à la tête des Annales patriotiques et littéraires. Ce dernier distingue parmi les journalistes entre le bon grain et l’ivraie (les « aristocratico-royalistes »), abuse du complotisme, de la suspicion portée contre les personnes publiques, fondée tantôt sur ses propres convictions intimes, tantôt sur la recherche de preuves, souvent sur les peurs collectives, les rumeurs, entretenues par les dangers pressentis. Le risque assumé est de devoir reconnaître et corriger ses erreurs, non sous la pression de la justice, mais à la demande des intéressés, et d’être frappé à son tour par de semblables outrances - elles le conduisent à la guillotine à l’automne 1793.

Il n’est guère étonnant de constater la part écrasante de la Révolution et de la Restauration françaises dans les contributions qui suivent. L’idée d’une fin du monde, propice à toutes les élucubrations millénaristes, accompagne les bouleversements qui ébranlent les pouvoirs en place et les incertitudes qui s’ensuivent. Les révolutionnaires français de 1789, conscients d’écrire l’histoire !’, aspirent certes, comme Robespierre, à voir « l’aurore de la félicité universelle ». Cela n’épargne d’aucune projection eschatologique : Chaumette, procureur de la Commune de Paris en 1792-93, pousse la Convention à voter au plus vite la mort du roi, dans laquelle il voit le gage des victoires militaires et des récoltes abondantes. Les théoriciens royalistes, comme de Maistre, Bonald ou Barruel, encore ignorants de la parenthèse impériale dont se revendiquera toute une génération, pensent que Dieu envoie sur terre une punition aux hommes qui prétendent faire la loi à sa place, et que du feu satanique qui brûle, selon eux, la France, naîtront un trône et un autel restaurés et plus forts que jamais. Entre espoirs et réalité, il y a un présent qui résiste, des mémoires à l’œuvre, et l’espace pour tous les faux bruits, toutes les vaines attentes, une explosion d’autant plus diffuse quand l’information a longtemps été corsetée - comme s’y est employé le Premier Empire.

À la rupture institutionnelle peut s’ajouter une crise de subsistances, propice aux soupçons d’un « complot de famine » : déjà éprouvé lors de la « guerre des farines », qui soulève un large Bassin parisien en 1775 contre les « accapareurs » et les « affameurs », le thème rebondit à l’heure de la Grande Peur de juillet-août 1789 et inscrit durablement ces accusations dans le vocabulaire de la suspicion. Mais la fausse nouvelle est tout autant un moteur de l’économie, servi par des affairistes sans scrupules, avides de profits rapides - des billets de confiance de John Law sous la Régence aux fluctuations malveillantes des actuels cours des Bourses internationales (dues, par exemple, à des rumeurs de rachat, de changement de direction des entreprises, de malfaçons, etc.), si l’on ose ce raccourci chronologique. Les grandes crises religieuses sont tout aussi propices aux élucubrations - et c’est évidemment un moteur essentiel de la décennie 1789-1799. Le XVIIIe siècle a donné le ton avec le jansénisme populaire qui se développe autour de la personne du diacre François de Pâris, mort en 1727, et de sa vie édifiante : combien de miracles de guérisons, fût-ce au prix de convulsions, autour de sa tombe du cimetière Saint-Médard, scrupuleusement rapportés par les Nouvelles ecclésiastiques à l’heure où le pouvoir royal est affaibli par la longueur du règne de Louis XV, les scandales de la Cour, la fronde des parlements, la division de plus en plus sensible entre haut et bas clergé !

La guerre est tout autant un facteur aggravant. La rumeur est une arme utilisée de tout temps contre l’adversaire. La Première Guerre mondiale, comme en témoignera l’historien Marc Bloch, est ainsi un moment aigu d’inflation des « bobards » diffusés par les puissances belligérantes, mais également par les soldats entre eux (en 1914, on répète à loisir que les balles allemandes, défectueuses, sont inoffensives ; en 1917, on accuse les soldats américains récemment arrivés, et non encore combattants, de propager de faux bruits ; sans compter les fausses pistes tracées par l’état-major français pour cacher ses défaites). À l’heure de la Révolution française, on ne peut comprendre l’un des moteurs des massacres de septembre sans prendre en compte le contexte militaire dégradé. La frontière orientale est bousculée, on pense à Paris le massif de l’Argonne franchi, la capitale à quelques jours de marche. Les sections se réunissent en continu, et à corps rompus esprits fatigués : la menace d’un complot des prisons, imaginé par la presse de tous bords et par le ministre de la Justice Danton, gagne en consistance, d’autant que le tribunal extraordinaire fondé après le 10 août ne s’est pas pressé de statuer sur le sort de ceux détenus dans d’anciens bâtiments religieux, qui gardent cour ouverte au sein des quartiers populaires. La psychose s’accentue encore si, au fil du déplacement des troupes, sourdent des menaces de maladies, d’épidémies - ainsi de la Virée de galerne. Dans tous ces moments de tensions politiques, religieuses, économiques, militaires, médicales, la peur de l’autre (l’étranger, la femme, les « classes dangereuses »), systématiquement instrumentalisée, ses succédanés (racisme, xénophobie, antisémitisme, etc.) pourvoient alors plus que jamais aux nouvelles falsifiées, aux explications surnaturelles, apocalyptiques ou conspirationnistes, à la mise au ban de boucs émissaires. Avant 2020, les Français - déjà confinés, déjà interpellés par des médecins hésitants sur la dangerosité des lieux publics, déjà isolés de leurs familles en cas de maladie, et enterrés à la sauvette si mort s’ensuivait -, n’ont-ils pas régulièrement vu la main de l’étranger, des Juifs ou Les effets de la sorcellerie derrière les grandes pandémies, telles les pestes (la « Peste noire » de 1347-1352, comme celle de Marseille en 1720), le choléra en 1832 et en 1854, et les grippes du XX° siècle (« espagnole » en 1918, « asiatique » en 1956-1958, « de Hong-Kong » en 1968-1969) ?

Si volatils soient-ils, et avec la difficulté à les rassembler derrière un terme générique, tant la malignité ou la naïveté de l’homme sont derrière chacun, tant la démultiplication des moyens de la communication et des échanges les favorise, les rumeurs, les faux bruits, les fake news, méritent donc d’être étudiés avec sérieux pour ce qu’ils disent de l’état de nos sociétés et de leurs inégalités. Ils nous parlent incidemment de peurs ancestrales, des obstacles à l’altérité, des limites de la connaissance, de notre rapport au danger et à la mort, en bref de nos mentalités et de notre éducation comme de « l’extension du domaine de la crédulité’ ». Autant que la diachronie nous incite à parier sur des continuités dans l’humanité, plutôt que sur des ruptures construites de toutes pièces par des entreprises médiatiques abondant le courant alternatif des actualités et trouvant ennuyeuses les bonnes nouvelles, l’analyse rétrospective ne conduit cependant pas à mésestimer les réels dangers des faits falsifiés. Elle se veut simplement un encouragement à la réflexion critique au lieu de la sidération mutique.


Voir en ligne : Faux bruits, rumeurs et fake news